Noël en noir
La pandémie a beau avoir connu son pic en octobre 1918 au Québec, Noël n’en a pas moins été assombri cette année-là. « Beaucoup de gens étaient en deuil, les familles épargnées étaient rares », explique Monique T. Giroux, auteure et historienne du Centre-du-Québec qui a beaucoup publié sur la grippe espagnole dans la région de Victoriaville. « Ça voulait dire pas de musique, pas de festivités, pas de réveillon avec un festin. Le deuil devait être observé pendant un an. » Les enfants avaient-ils des cadeaux ? « En 1918, seuls les enfants de bourgeois avaient des cadeaux ; en campagne, ils avaient une orange et deux ou trois bonbons. » Les églises ont été fermées jusqu’au début de novembre. « Il n’y avait même pas de funérailles, les corbillards passaient devant l’église et le curé bénissait le cercueil de loin avec son goupillon. »
Le bilan de décembre 1918
3028 morts, 17 252 cas, entre le 1er octobre et le 7 novembre 1918. Tel est le bilan de la vague automnale de la pandémie de grippe espagnole à Montréal, selon un article publié en décembre 1918 dans le Journal de l’Association médicale canadienne (JAMC), alors uniquement en anglais. Cet article du directeur du Service de santé de la Ville de Montréal, le Dr Séraphin Boucher, note que le nombre de cas est probablement sous-estimé parce que le taux de mortalité de la maladie semble trop élevé relativement au nombre de personnes officiellement infectées.
À Montréal durant la pandémie, chaque jour les journaux publiaient – comme maintenant – le bilan des nouveaux cas et décès, qualifié de « baromètre tragique » par le quotidien La Patrie. Le Dr Boucher note dans son article que « les communautés catholiques de frères et de sœurs ont donné un splendide service de visites aux familles et d’aide de toute sorte aux pauvres et aux indigents », et que « de nombreuses dames, divisées en sections française et anglaise, ont aussi fait un excellent travail de fournir aux pauvres des soins médicaux, de la nourriture, du charbon, des vêtements, etc. ».
En 2004, dans la Revue d’histoire de l’Amérique française, l’historienne Magda Fahrni de l’UQAM notait d’ailleurs que la grippe espagnole avait donné lieu à une reconnaissance du travail des femmes et servi de révélateur des conditions de vie misérables dans les quartiers pauvres de Montréal, menant à la Loi de l’Assistance publique en 1921 et à la création de l’ancêtre du ministère de la Santé en 1922.
Quatre vagues
La pandémie de grippe espagnole a connu quatre vagues. « Au printemps 1918, il y a eu une première vague relativement bénigne », explique Alain Gagnon, démographe de l’Université de Montréal qui travaille sur l’histoire des infections. La vague la plus meurtrière a eu lieu entre septembre et décembre 1918. Il y avait très peu de mesures de confinement et les populations les plus susceptibles d’être touchées l’ont été. La grippe espagnole s’est répandue comme une traînée de poudre et après, il ne restait plus de bois à brûler. La troisième vague, au printemps 1919, a donc été moins dévastatrice, note Alain Gagnon. « Le Québec et quelques autres endroits dans le monde ont eu une quatrième vague en 1920, pour des raisons qu’on comprend mal, peut-être chez des populations isolées qui n’avaient pas encore été touchées. » La maladie s’est ensuite éteinte, l’immunité collective ayant été atteinte.
Espagnole… ou américaine ?
La première vague, en 1918, est survenue au Kansas et au Texas, et la maladie a été introduite en Europe par des soldats américains qui s’entraînaient dans ces États. Pour cette raison, certains experts pensent qu’elle est apparue en premier aux États-Unis, malgré son nom d’« espagnole ». Certains avancent que ce nom est dû au fait que l’Espagne était le seul pays européen où les journaux n’étaient pas censurés et pouvaient donc évoquer la pandémie librement.
Le Congrès eucharistique de Victoriaville
Le Québec a joué un rôle important dans la transmission du virus en Amérique du Nord. Le coupable : le Congrès eucharistique de Victoriaville, qui a accueilli 40 000 fidèles du Canada et des États-Unis du 12 au 15 septembre 1918. « La grippe espagnole a commencé le 24 septembre à Victoriaville, explique Mme Giroux. Il y a eu un délai avant qu’on se rende compte que quelque chose n’était pas normal, parce que la mortalité était beaucoup plus élevée en temps normal à cette époque. Mais Victoriaville a été la première ville touchée et beaucoup d’Américains ont transmis le virus. Québec a été touché le 25 septembre, probablement par des soldats qui avaient commencé à être démobilisés et à arriver au port de Québec. »
Le premier vaccin
En 1918, les médecins croyaient que la grippe était due au bacille de Pfeiffer, responsable d’otites, de méningites et de pneumonies. Il a fallu attendre 1931 pour que le biologiste américain Richard Shope découvre, à partir de cas porcins au Kansas, que la grippe était due à un virus. Un vaccin a été offert aux États-Unis en 1945.
Séroarchéologie
Alain Gagnon fait de la « séroarchéologie » avec les données par groupes d’âge de mortalité de la grippe espagnole. « Il y a des sortes de signaux des pandémies du passé, on peut revenir 100 ans en arrière. » Par exemple, les gens nés en 1890 ont été plus touchés par la grippe espagnole, peut-être parce que la souche de grippe qui circulait cette année-là, une année pandémique, était une souche H3. Les bébés exposés en bas âge à H3 étaient particulièrement vulnérables au H1N1, le virus de la grippe espagnole. » Les deux lettres désignant les virus de la grippe correspondent à deux protéines à la surface du virus, l’hémaglutinine et la neuraminidase, qui sont reconnues par le système immunitaire humain. De la même manière, lors de la grippe asiatique de 1968 – une souche H3 –, les gens nés en 1890 ont eu un risque de mortalité moins élevé. « Et ceux qui avaient la surmortalité la plus grande durant la grippe de Hong Kong en 1968 étaient ceux nés autour de 1918. » Pour le moment, l’histoire des pandémies de grippe avant 1918 repose essentiellement sur un livre de la fin des années 1980 d’un historien médical, David Patterson, qui est remonté jusqu’à 1700.
La grippe espagnole en chiffres
De 13 000 à 15 000 morts
Nombre de victimes de la grippe espagnole au Québec, sur une population totale de 2,4 millions de personnes (1921)
7500 morts
Nombre de victimes de la COVID-19 au 15 décembre 2020, sur une population totale de 8,5 millions de personnes
De 600 000 à 700 000 morts
Nombre de victimes de la grippe espagnole aux États-Unis, contre 238 000 victimes américaines de la COVID-19 en 2020
De 50 à 100 millions de morts
Nombre de victimes de la grippe espagnole dans le monde entre 1918 et 1920, sur une population totale de 1,8 milliard de personnes (1918)
1,6 million de morts
Bilan mondial de la COVID-19 au 15 décembre 2020, sur une population totale de 7,8 milliards de personnes
Source : Alain Gagnon, démographe à l’Université de Montréal
Les pandémies de grippe depuis 300 ans
1729-1730 : origine en Russie 1732-1733 : origine en Russie 1781-1782 : origine en Russie, Chine
1830-1831 : origine en Russie 1833 : origine en Russie, Chine
1836-1837 : origine en Russie 1857-1859 : origine en Europe 1874 : origine au Canada 1889-1890 : origine en Russie 1918 : origine en Europe et aux États-Unis
1947-1948 : origine en Italie 1957 : origine en Chine 1968 : origine en Chine 1977 : origine en Chine 2009 : origine au Mexique
Sources : OMS, Alain Gagnon, Pandemic Influenza 1700-1900