La rivalité entre la Chine et les États-Unis se transporte dans le domaine de la voiture autonome. Après les coups d’éclat des Google, Uber et Tesla ces dernières années, l’empire du Milieu mise sur une stratégie abandonnée en Occident : la route intelligente, combinée à la communication entre voitures. Qui franchira en premier le fil d’arrivée ?

5G sur quatre roues

PHOTO FOURNIE PAR WERIDE

WeRide est l’une des nombreuses compagnies de voitures autonomes qui testent des robots-taxis, dans ce cas à Guanzhou.

Le géant chinois Huawei s’est imposé en quelques années au faîte du royaume des télécommunications sans fil. Pékin veut maintenant tirer profit des prouesses 5G de Huawei pour accélérer l’arrivée des voitures autonomes. Pendant ce temps, pas moins de 60 entreprises font des essais sur route de voitures intelligentes aux États-Unis, dont plusieurs sociétés chinoises.

En vase clos

« La Chine s’est lancée dans la voiture autonome bien après les États-Unis, mais il y a présentement autant de tests routiers dans les deux pays », explique Bill Russo, président du cabinet de consultation Automobility de Shanghaï, spécialisé en voitures autonomes. « Le réseau 5G est très en avance et Huawei veut accélérer son déploiement. Plus de 500 projets de villes intelligentes [smart city] misent sur le 5G. Ça permet d’avoir une conduite autonome très rapide sans avoir recours à des algorithmes et des capteurs très sophistiqués, avec une communication véhicule-infrastructure (v2i) et entre véhicules (v2v), dans des segments réservés aux voitures. Avec la pandémie, le gouvernement central fédéralise ces projets locaux pour assurer la livraison nécessaire à l’essor du commerce électronique, l’un des éléments clés de la distanciation physique. » L’approche chinoise pourrait être difficile à exporter, parce que la Chine ne pourra pas imposer au monde entier ses standards v2i et v2v, selon M. Russo. « On parle d’un marché de 1 milliard de consommateurs, plus ceux des pays satellites qui vont adopter la technologie chinoise dans le cadre de la Nouvelle route de la soie. »

40 ans de routes intelligentes

PHOTO FOURNIE PAR L’UNIVERSITÉ DE BERKELEY

Depuis 1997, l’Université Berkeley teste une autoroute intelligente le long d’un segment de l’I-15.

L’idée que des voitures autonomes puissent emprunter des voies réservées n’est pas nouvelle. « Au départ, dans les années 60 et 70, on parlait d’aimants », explique Nicolas Saunier, professeur de génie civil à Polytechnique Montréal et spécialiste du transport autonome. « À partir des années 80 aux États-Unis et en Europe, on a commencé à faire des tests sur des portions de routes intelligentes. Mais ça a toujours achoppé sur la nécessité pour les fabricants de s’entendre sur un standard commun de communication entre véhicule et infrastructures. De plus, les coûts de modification des infrastructures sont importants. » Les succès de la voiture complètement autonome aux États-Unis, à partir de la compétition Darpa Challenge en 2004 et 2005 (financée par la division militaire de recherche Darpa), ont mené au quasi-abandon des routes intelligentes. « Aux États-Unis, on en est rendus à vendre le spectre de télécommunications qui avait été réservé pour les routes intelligentes », dit M. Saunier.

Logiciel libre chinois

PHOTO FOURNIE PAR UDELV

Une fourgonnette autonome de la société californienne Udelv

Depuis un an, l’entreprise californienne udelv teste la livraison de commandes de Walmart, de la chaîne The FruitGuys et des pièces d’auto Napa par fourgonnette Fort Transit autonome. La particularité d’Udelv : son algorithme de conduite autonome est basé sur un logiciel libre (open source, comme Linux et Android) mis au point par Baidu, le Google chinois. « Nous avons essayé l’Apollo de Baidu pour réduire nos coûts », dit le PDG d’Udelv, Daniel Laury, qui est d’origine française. « Il y a un seul autre logiciel libre dans le domaine, Autoway du Japon. L’objectif est d’optimiser des routes de livraison fréquentes, ce qui nécessite moins d’indépendance et probablement aussi moins de rapidité durant le transit. Nous avons commencé avec Walmart, mais nous avons constaté que la livraison de pièces d’autos est vraiment très bien adaptée aux voitures autonomes. » Comme tous les projets-pilotes de voitures autonomes aux États-Unis, les fourgonnettes d’Udelv doivent avoir un conducteur pouvant réagir d’urgence s’il y a un problème. « Nous avons aussi ajouté une étape préliminaire où le véhicule est contrôlé par un centre opérationnel. Ça pourrait nous permettre d’éliminer le conducteur plus rapidement, et en ce moment, c’est comme si nous avions une ceinture et des bretelles. » M. Laury, qui connaît bien les projets chinois de voitures autonomes, pense qu’une des motivations du gouvernement chinois de recourir aux routes intelligentes plutôt qu’aux voitures vraiment autonomes est que ces dernières ont besoin de cartes très précises. « Et la Chine a horreur d’avoir des cartes publiques de son territoire. »

Le palmarès californien

PHOTO ARCHIVES REUTERS

Quelques exemplaires de l’imposante flotte de véhicules autonomes de la société Waymo, une division de Google.

À la fin de chaque hiver, le monde de la voiture retient son souffle : c’est le moment où l’équivalent californien de la SAAQ publie son rapport sur la distance parcourue par les différentes entreprises testant des voitures autonomes aux États-Unis, ainsi que le nombre d’accidents et la proportion de temps où elles doivent être contrôlées par un humain. L’an dernier, la trentaine de sociétés qui ont fait des essais routiers (64 ont un permis pour ce faire, dont cinq pour transporter des passagers) ont parcouru 5 millions de kilomètres, 1 million de plus qu’en 2018. La division de Google, Waymo, arrive chaque année en tête, avec 2 millions de kilomètres l’an dernier et un taux de « désengagement » du logiciel de conduite autonome de 0,076 par 1000 miles (1600 km). Le deuxième au classement, Cruise de GM, a parcouru 1,3 million de kilomètres pour 0,082 désengagement par 1000 miles. Certains experts critiquent ce genre de palmarès. « Il est facile d’optimiser un logiciel pour avoir peu de désengagements », dit Bryant Walker Smith, avocat spécialiste de la réglementation et de l’évaluation des voitures autonomes à l’Université de Caroline du Sud. « Il suffit de ne prendre que des routes rurales, de rouler par beau temps, de prendre tout le temps le même chemin et de rouler lentement. Selon moi, quand sera rendu le temps de certifier des voitures autonomes, il faudra examiner en détail la philosophie de l’algorithme de conduite et sa justification. »

Les étudiants torontois

PHOTO TIRÉE DU SITE DE L’UNIVERSITÉ DE TORONTO

la voiture autonome conçue par l’équipe de l’Université de Toronto qui a remporté l’AutoDrive Challenge en 2019

Depuis deux ans, la société américaine des ingénieurs automobiles (SAE) organiser un concours de voitures autonomes étudiantes. Chaque fois, l’équipe de l’Université de Toronto a remporté la première place, devant une dizaine d’universités américaines. « Nous avons eu la chance d’avoir beaucoup d’appui organisationnel et une bonne organisation », explique Keenan Burnett, étudiant au doctorat en génie qui dirige depuis le début AUToronto. « La première année, nous avons été avantagés par nos capteurs de qualité supérieure, mais l’an dernier, les autres avaient d’aussi bons capteurs. Alors, nous avons probablement un code informatique plus rationnel, plus efficace. » La première année, l’AutoDrive Challenge se limitait à quelques minutes de conduite autonome à la fois, avec, comme seuls défis, de freiner à un panneau d’arrêt et de rester dans sa voie. « Nous allons lentement, au maximum à 40 km/h, dit M. Burnett. L’an dernier, on a rajouté des zones de construction et des obstacles à éviter, et cette année, on devait avoir 40 minutes de conduite autonome. Mais je m’attends à ce que la compétition, qui est prévue cet automne, soit remise à 2021. » Toutes les équipes ont des Chevrolet Bolt et des puces fournies par Intel, et la compétition a lieu dans un centre d’essais routiers en Ohio.

Les navettes québécoises

PHOTO ANDRÉ PICHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Une navette autonome en opération à Candiac

Nicolas Saunier, de Polytechnique, est en train de terminer des rapports sur deux projets-pilotes de navettes autonomes à basse vitesse, au Stade olympique et à Candiac. « On veut voir si c’est utile et sécuritaire, et a priori ça le semble, dit M. Saunier. Il y a beaucoup d’intérêt pour des solutions de niches en transport autonome. J’ai accompagné la Ville de Montréal dans une mission à Phoenix, en Arizona, où Waymo teste ses taxis autonomes, et on a visité un centre de recherche sur le camionnage autonome. Avec la pénurie de chauffeurs de camion, il y a beaucoup d’intérêt sur des convois automatisés, voire la livraison autonome dans certains secteurs des villes. »

C’est pour quand ?

PHOTO FOURNIE PAR HYUNDAI

Une voiture autonome du constructeur Hyundai en test sur les routes du sud de la Californie

La grande question revient sans cesse : quand les voitures autonomes feront-elles leur apparition sur les routes ? « Si vous me l’aviez demandé il y a deux ans, avec les tests de Waymo à Phoenix, je vous aurais dit “en 2020”, dit M. Saunier. Il est certain que si Waymo lance son projet dans une dizaine d’autres villes, ça va changer la donne. » Bryant Walker Smith, de l’Université de Caroline du Sud, confirme que les prévisions sont fluctuantes, mais deviennent plus précises. « Entre 1990 et 2010, on disait toujours que les voitures autonomes deviendraient réalité d’ici 20 ans, dit M. Walker Smith. Maintenant, on parle de cinq ans. J’imagine que ça veut dire que je vais en voir dans les rues avant ma retraite. »

11,9 milliards US

Investissements dans le secteur des véhicules autonomes aux États-Unis depuis 2014

4,4 milliards US

Investissements dans le secteur des véhicules autonomes en Chine depuis 2014

1500

Nombre de passagers qui ont emprunté en 2019 les 600 robots-taxis de Waymo

- 24 %

Baisse du taux de détection erronée de piétons et de cyclistes (inexistants) par les voitures de Waymo en 2019

Sources : The Economist, California DMV, VentureBeat

La question des élèves

Question posée (avant le confinement) par les élèves de 5e secondaire du collège Sainte-Anne à Lachine, dans la classe de sciences de David Levan.

Les voitures autonomes peuvent-elles contribuer à la diminution d’émissions de dioxyde de carbone dans l’atmosphère ?

Réponse : Deux études récentes tentent de répondre à cette question. Leurs auteurs s’entendent : pour que les voitures autonomes diminuent les émissions de gaz à effet de serre, il faudra qu’elles soient utilisées comme de mini-autobus transportant au moins deux passagers à la fois.

L’étude la plus restrictive dans ses prescriptions a été publiée début 2019 dans la revue Energy Policy par des ingénieurs environnementaux de l’Université Princeton, dont l’une a travaillé sous l’administration Obama dans le département de l’Énergie. Grosso modo, ils préviennent que les voitures autonomes pourraient rendre les trajets en voiture si agréables que les propriétaires de voitures pourraient cesser de migrer vers les transports en commun ou le covoiturage, choisir d’habiter plus loin de leur travail.

Pour éviter ce piège, les chercheurs de Princeton proposent que des incitatifs fiscaux favorisent l’acquisition de voitures autonomes par des parcs de véhicules, essentiellement des réseaux de taxis ayant un arrimage avec les transports en commun.

Aux deux extrêmes, les voitures autonomes pourraient diminuer de 43 % les déplacements en voiture, ou alors tripler la consommation d’essence des voitures, conclut l’étude d’Energy Policy, citant d’autres analyses.

L’autre étude, publiée cet hiver par des économistes des universités Berkeley, aux États-Unis, et de Thessalonique, en Grèce, dans la revue Science of the Total Environment, est plus optimiste. Ses auteurs estiment que la voiture autonome va accélérer des changements déjà en cours qui sont bénéfiques pour l’environnement, du moins dans les pays développés. Pour ces raisons, ils pensent que les émissions de gaz à effet de serre des voitures individuelles diminueront de 5 % à 60 %, et n’ont que peu de risques d’augmenter.

Premièrement, la voiture autonome va faciliter l’avènement des véhicules électriques, parce que le branchement se fera automatiquement, sans que le conducteur doive y penser par lui-même (il devra tout de même mettre le fil dans la prise lui-même, du moins au début). Dans les pays où l’électricité est obtenue avec peu ou pas d’émissions de GES, cela va diminuer les émissions de manière marquée. Dans ceux qui génèrent leur électricité avec du charbon ou du gaz naturel, les dispositifs antipollution, par exemple de récupération du CO2, seront plus faciles à installer à un endroit précis que dans chaque voiture.

Sur les autoroutes, la voiture autonome permettra à ceux qui font de grandes distances de voyager en convoi, ce qui diminue la friction de l’air et réduit la consommation d’essence de 5 % à 10 %. Enfin, en ville, la voiture autonome va avoir le pied moins pesant et optimiser le freinage, ce qui permet une économie de carburant similaire, selon des études faites auprès de conducteurs en chair et en os.

Dans le cadre d’un projet spécial, des écoles québécoises ont soumis des questions scientifiques à notre journaliste, qui y répond d’ici à la fin de l’année scolaire. Si votre école désire participer au projet l’an prochain, où que vous soyez au Québec, écrivez-nous !

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