La communauté scientifique exagère-t-elle le nombre d’espèces menacées d’extinction ? Une dispute déchire le monde de la zoologie alors qu’un biologiste néo-zélandais qualifie d’« inflation » un récent rapport évaluant à 1 million le nombre d’espèces menacées sur la planète. Pour lui, un tel chiffre risque de décourager le public, voire de discréditer la science. Au cœur du débat : existe-t-il 8 millions ou 2,5 millions d’espèces vivantes sur Terre ?

Le constat

Une étude publiée en juillet dans la revue Science s’appuie sur les travaux de nombreux chercheurs pour estimer que 75 % des espèces d’animaux et de plantes de la planète n’ont pas encore été identifiées. « Nous pensons qu’il peut y avoir huit millions d’espèces, dont les deux tiers sont des insectes », explique l’auteur principal de l’étude, Andy Purvis, du Musée d’histoire naturelle de Londres. « Certaines estimations sont dix fois plus élevées, alors nous pensons que notre estimation est prudente. Ensuite, il faut voir quelle proportion de ces espèces inconnues est menacée. Le nerf de la guerre est la catégorie des insectes. Seules les libellules ont été bien évaluées, et dans ce cas, 15 % des espèces sont menacées. Nous appliquons cette proportion à l’ensemble des insectes. »

La critique

Cette étude a toutefois été contestée par Mark Costello, de l’Université d’Auckland, qui, dans les années 80, a été l’un des premiers biologistes à proposer que le nombre d’amphibiens menacés de disparition était sous-estimé. « Le problème, c’est que certains de mes collègues ont commencé à faire des calculs sur le dos d’une enveloppe », dit M. Costello, qui a critiqué l’étude de M. Purvis dans les pages de Science au mois d’août. « À partir d’un groupe d’amphibiens hautement menacés, on fait des extrapolations abusives. »

Il y a aussi un problème en ce qui concerne le nombre total d’espèces vivantes encore à découvrir, selon M. Costello. « Pour le moment, on a identifié 1,8 million d’espèces, mais 20 % de ce total est probablement constitué de doublons. Seulement 27 000 espèces sur les 100 000 évaluées sont jugées à risque d’extinction. Passer de 27 000 à 1 million me semble imprudent sur le plan scientifique. » Ne vaut-il pas mieux être alarmiste au niveau du nombre d’espèces menacées pour mieux motiver la population à appuyer les projets de conservation de la nature ? « Non. À mon avis, c’est contre-productif, dit le biologiste néo-zélandais. Il y a une lassitude des donateurs. Les gens se disent : “Les écolos exagèrent encore.” »

La riposte

Andy Purvis a publié dans Science une réponse à la critique de M. Costello. Il estime que les évaluations élevées sont plausibles parce que le nombre de nouvelles espèces identifiées chaque année reste stable depuis une vingtaine d’années. « Si on arrivait à la fin de l’identification de nouvelles espèces, on verrait une baisse, dit le biologiste britannique. Costello cite surtout ses propres études. Nous préférons inclure les autres. »

Inflation taxonomique

M. Costello a utilisé dans sa critique le concept d’« inflation taxonomique ». Ce concept explique la division d’une espèce en plusieurs. « Quand j’ai commencé il y a 30 ans, il y avait 200 espèces de primates, dit M. Purvis. Maintenant, il y en a 500, parce qu’on a reclassé des sous-espèces en espèces à part entière. Il y a un changement de philosophie. On appelle cela la spéciation phylogénétique. L’idée est que si on peut différencier deux espèces, on le devrait, aussi minime que soit leur différence. » M. Costello estime qu’il est important de bien décrire toute la biodiversité génétique, mais qu’il y a des abus. « On prend la même espèce d’oiseau qui vit sur les deux côtes de la Nouvelle-Zélande, et ça devient deux espèces parce qu’elles vivent dans deux régions administratives différentes. Il faut faire attention. »

Diversité cryptique

« Parfois, les biologistes ne voient pas que deux animaux en apparence semblables ne se reproduisent pas ensemble, parce qu’ils se différencient sur la base de critères comme l’odeur, dit M. Purvis. On appelle cela la diversité cryptique. » Le débat ici porte sur la taille de la diversité cryptique. M. Costello est plus prudent sur le nombre d’espèces cryptiques, M. Purvis inclut des évaluations très élevées.

La « chasse aux trophées »

Une controverse similaire a entouré en octobre une lettre ouverte dans la revue Science qui attaquait l’interdiction de la chasse aux grands animaux, comme les lions et les rhinocéros, en Afrique. La lettre de la biologiste Amy Dickman, de l’Université d’Oxford, cosignée par 132 collègues, affirme que la « chasse aux trophées » valorise les grands animaux et les soustrait aux braconniers en fournissant les revenus nécessaires à leur protection par les gouvernements et les populations locales. Le texte a généré une levée de boucliers, certains alléguant que les interdictions ne portent généralement que sur l’importation de trophées de chasse, pas sur la chasse elle-même, d’autres affirmant qu’aucun animal ne devrait être chassé ou abattu par l’homme.

Un débat a aussi entouré les données de Mme Dickman sur l’efficacité de la protection des animaux dans les réserves fauniques où la chasse est permise. Parmi la dizaine de lettres ouvertes publiées par Science en réaction au texte de Mme Dickman, une seule l’a appuyée, soulignant que d’autres mesures « répugnantes », comme le déplacement forcé de populations humaines et la militarisation des réserves fauniques, sont aussi à considérer pour protéger les espèces menacées.