La théorie du pétrole abiotique a été proposée par des géologues soviétiques dans les années 50. Longtemps rejetée, elle a été relancée par la découverte de bactéries « intraterrestres », qui vivent loin sous la croûte terrestre. Nos explications.

La chimère d’Homère

Connues depuis l’Antiquité, les flammes éternelles d’Olympos, ancien port grec dans le sud-ouest de la Turquie, pourraient aider à élucider un mystère bien moderne. « Pline l’Ancien les a décrites et Homère s’en est probablement inspiré pour créer sa Chimère qui crachait le feu », explique Giuseppe Etiope, géologue de l’Institut national de géophysique et de vulcanologie (INGV) à Rome, qui collabore à la section Énergie de l’Observatoire du carbone profond. Ce projet international vise à comprendre quelle proportion du carbone terrestre se trouve sous la surface, et sous quelle forme. « Ces flammes éternelles sont alimentées depuis au moins 3000 ans, et probablement des dizaines de milliers d’années, par un réservoir de méthane abiotique, qui se forme par réaction chimique sans décomposition de la matière organique, comme c’est le cas du méthane d’origine fossile. » Différents processus mènent à la production du méthane abiotique, soit à température chaude dans les sources thermales ou hydrothermales, soit à température froide dans les roches très anciennes. À Olympos, 80 % des fuites de méthane sont abiotiques.

Une hypothèse soviétique

La possibilité qu’il existe du méthane abiotique est acceptée depuis près de 20 ans. Mais ce sont les Soviétiques qui, dans les années 50, ont les premiers proposé que des hydrocarbures puissent être produits sans matière organique. « Les Russes se sont brûlé les ailes en affirmant que tout le pétrole était abiotique, donc que les réservoirs pouvaient se remplir à l’infini », dit Bénédicte Menez, géochimiste française qui collabore aussi à l’Observatoire du carbone profond. « Les preuves de l’origine biologique de la plupart des réservoirs sont fortes. » Giuseppe Etiope, de l’INGV, estime que la possibilité de l’existence de pétrole abiotique n’est pas écartée, mais que les gaz abiotiques sont probablement beaucoup plus abondants. « Les Soviétiques ont postulé une formation d’hydrocarbures abiotiques à haute température dans le manteau terrestre, mais c’est un processus discrédité. » Les conférences sur les hydrocarbures abiotiques sont encore très fréquentes dans les pays de l’ancienne URSS.

Le pétrole brésilien

« On voit dans certains gisements, comme les réservoirs “pré-sal” au large du Brésil, des signatures géochimiques claires qu’une partie des hydrocarbures est d’origine abiotique, dit Bénédicte Menez. Alors les sociétés pétrolières ont recommencé à s’y intéresser, d’autant que le processus abiotique crée aussi de l’hydrogène, un carburant vertueux qui ne contribue pas à l’effet de serre. » Vincenzo Stagno, géologue de l’Université La Sapienza, à Rome, qui a travaillé sur les hydrocarbures gazeux abiotiques en Chine, estime lui aussi que la signature de ce pétrole au Brésil est étrange. « Le pétrole abiotique est probablement très peu abondant, mais il faut mieux comprendre comment il apparaît pour améliorer notre compréhension des hydrocarbures abiotiques gazeux et de la géologie en général », dit M. Stagno, qui a publié sur le sujet l’automne dernier dans la revue Geochimica et Cosmochimica Acta.

La chasse aux intraterrestres

En 1987, des bactéries ont été retrouvées à 500 m de profondeur sous une usine de traitement de déchets nucléaires en Caroline du Sud, confirmant une théorie controversée des années 60. Les découvertes de vie « intraterrestre » se sont accumulées depuis. L’automne dernier, dans la revue Nature, Bénédicte Menez, de l’Institut de physique du globe de Paris (IPGP), a fait un pas de géant dans le domaine : elle a montré qu’à 170 mètres sous le fond de l’Atlantique, il existe des rocs où sont présents des acides aminés, des molécules essentielles à la vie, qui sont créés par un processus chimique plutôt que biologique. « Ces bactéries tirent leur énergie des réactions chimiques hydrothermales dans les rocs », a expliqué Mme Menez, en entrevue avec La Presse avant une conférence à l’UQAM ce printemps. « Certains interstices de ces rocs sont de la même taille qu’une cellule, a dit Mme Menez. Ça a pu créer une matrice pour la vie. » L’autre possibilité est que les acides aminés nécessaires à la vie aient été amenés par les astéroïdes. « Mais il aurait fallu une forte concentration de ces molécules dans les océans pour que la vie apparaisse, précise Mme Menez. De plus, une atmosphère capable de protéger la vie des rayonnements ultraviolets du Soleil est apparue plus de 1 milliard d’années après les premiers microbes. La vie intraterrestre a pu constituer un réservoir qui a permis à la vie de survivre à des extinctions, comme les bombardements d’astéroïdes, plus fréquents alors. »

La Ville perdue

Les rocs étudiés par Mme Menez sont situés sous la « Ville perdue », un site de cheminées hydrothermales formées à la frontière des plaques tectoniques par l’eau chaude gorgée de minéraux qui s’échappe du manteau terrestre. La Ville perdue est située sur les flancs du massif Atlantis, montagne sous-marine de 4300 mètres qui culmine à 700 mètres sous la surface de l’Atlantique Nord.

En chiffres

• 53 %  Proportion des hydrocarbures entrant dans les océans qui sont issus de fuites naturelles de pétrole • 12 000 barils par jour Quantité d’hydrocarbures qui entrent dans les océans par des fuites naturelles de pétrole Source : Geo Marine Letters • 70 %  Proportion des bactéries du monde entier, en masse, qui vivent dans la croûte terrestre plutôt qu’en surface • 5 km Profondeur maximale où ont été retrouvées des bactéries Source : IPGP