Pas question de modifier génétiquement des bébés avant leur naissance dans l’espoir de doper leur cerveau ou de les avantager. L’organisme qui conseille le gouvernement du Québec au sujet des avancées technologiques a publié un rapport sans équivoque. Des cliniques à l’étranger caressent toutefois ce projet. En dépit du danger et de l’indignation mondiale suscitée par la naissance des deux premiers bébés génétiquement modifiés en Chine, il y a huit mois à peine.

Il serait beaucoup trop téméraire et « nettement prématuré » de permettre aux Québécois d’altérer les gènes de leurs futurs enfants à ce stade, a décrété la Commission de l’éthique en science et en technologie.

La méthode de « chirurgie génique » utilisée, CRISPR-Cas9, n’est pas prête à être utilisée sur des embryons. Les dangers pour la santé des enfants et le patrimoine génétique de l’humanité sont trop grands, résume-t-elle dans un rapport publié le 21 mars.

Comme le rapportait La Presse hier, cette nouvelle enzyme coupeuse d’ADN commence à peine à être testée sur des adultes et a parfois endommagé accidentellement des gènes qui n’avaient pas été ciblés.

« Puisque la science avance rapidement, et qu’il y a des pressions sociales pour que CRISPR-Cas9 soit utilisée », la Commission a quand même pris soin de déterminer à quelles conditions la modification d’embryons pourrait être permise, lorsqu’elle sera au point.

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Jocelyn Maclure, président de la Commission de l’éthique en science et en technologie

Si on parvient un jour à augmenter l’intelligence ou la créativité, on pourrait doubler les inégalités existantes. Ceux qui ne pourront se le permettre seront encore plus désavantagés.

Jocelyn Maclure, président de la Commission de l’éthique en science et en technologie

« Il faut au contraire s’en servir pour réparer les inégalités existantes, pour compenser les plus malchanceux en traitant des maladies mortelles ou extrêmement handicapantes, poursuit le professeur de philosophie. Ça prend un discours beaucoup plus humaniste et humanitaire. »

Si de telles applications cliniques sont permises un jour, le ministère de la Santé devrait créer un registre électronique « afin de faire le suivi médical des enfants ayant été génétiquement modifiés », recommande aussi la Commission.

30 Nombre de pays qui interdisent l’édition génique d’embryons destinés à naître

Proportion d’Américains qui considèrent comme appropriée la modification génétique de bébés, selon la situation

72 % : pour traiter une maladie grave présente dès la naissance 60 % : pour réduire le risque d’une maladie grave qui pourrait survenir au cours de la vie 19 % : pour rendre plus intelligent Source : « Public Views of Gene Editing for Babies Depend on How It Would Be Used », Pew Research Center, 2018

Des cliniques veulent aller de l’avant

Dangereux, égoïste, terrible techniquement, immoral… Les critiques ayant accueilli la naissance de deux jumelles chinoises génétiquement modifiées n’ont pas suffi. Au moins trois projets de « bébés sur mesure » ont dernièrement été découverts et dénoncés par des médias américains.

Une clinique de Dubaï, aux Émirats arabes unis, a demandé conseil au responsable de l’expérience chinoise, qui a pourtant perdu son emploi. Le chercheur décrié, He Jiankui, aurait reçu d’« autres demandes » du même genre, a précisé, fin mai, une dépêche de l’Associated Press.

Un scientifique et un programmeur informatique texan tenteraient pour leur part de lancer une « start-up de bébés sur mesure » — en promettant qu’ils deviendraient plus musclés et pourraient vivre 100 ans. « Le travail a commencé en laboratoire » et les entrepreneurs ont « un premier couple de parents clients », a écrit le programmeur à un chercheur britannique, dans un courriel cité en février par le magazine MIT Technology Review.

La semaine dernière, un chercheur universitaire russe, directeur du laboratoire de génétique dans un centre d’obstétrique moscovite, a lui-même annoncé à la revue scientifique Nature qu’il souhaitait modifier les embryons de femmes séropositives d’ici six mois. Son objectif : immuniser leurs futurs bébés contre le VIH, en provoquant une mutation génétique protectrice. Le même objectif controversé que celui de He Jiankui.

Le chercheur russe soutient avoir mis au point une technique sûre, qui n’abîmera pas d’autres gènes au passage.

L’un des plus grands experts québécois de CRISPR en doute. « Il faudrait d’abord [qu’il] publie de tels résultats », dit le Dr Jacques P. Tremblay, chercheur en médecine moléculaire de l’Université Laval.

« La modification du génome des embryons se fera sans doute un jour pour prévenir la venue au monde d’enfants atteints de maladies génétiques sévères, mais il est actuellement trop tôt. » — Le Dr Jacques P. Tremblay, chercheur en médecine moléculaire de l’Université Laval

Les « effets hors cible » peuvent causer de « nouvelles maladies héréditaires qui pourraient être sévères », précise-t-il. Pire encore, toute anomalie génétique induite au stade embryonnaire peut être transmise de génération en génération. Ce qui pourrait mettre en péril l’espèce humaine.

Permettre la recherche

Pour l’instant, si un chercheur canadien modifiait les gènes d’embryons humains, il s’exposerait à 10 ans de prison. La loi canadienne sur la procréation assistée en fait un crime, que les embryons soient ou non implantés chez une femme.

Il faudrait faire une exception lorsque les embryons ne quittent jamais le laboratoire, plaide en entrevue la bioéthicienne Vardit Ravitsky, professeure à l’École de santé publique de l’Université de Montréal.

Avec un groupe d’experts, elle milite en ce sens depuis trois ans auprès des autorités fédérales : « CRISPR-Cas9 est une technique très prometteuse qui peut nous apprendre beaucoup de choses. »

Aux États-Unis, le gouvernement ne finance pas la recherche concernant les embryons humains, mais ne l’interdit pas non plus. En 2017, des chercheurs de l’Oregon ont ainsi pu corriger chez un embryon un gène défectueux pouvant causer un arrêt cardiaque soudain.

« Il faut que nous soyons en mesure d’avancer avec le reste du monde, plaide la professeure Ravitsky. Si les Canadiens pensent que nous ne sommes pas avancés, ils vont aller ailleurs. Ils reviennent alors chez nous avec des problèmes de santé et c’est tout le système public qui doit payer pour le suivi. »

Une mutation mortelle

Pour revenir aux jumelles génétiquement modifiées en Chine, l’altération que le chercheur He Jiankui soutient avoir faite n’a pas que des avantages. La mutation génétique qui empêche le sida d’entrer dans les cellules humaines augmente de 20 % le risque de mourir d’autres maladies, dont la grippe et le virus du Nil occidental, d’après une nouvelle étude.

« C’est l’équivalent d’une espérance de vie diminuée de 1,9 an », explique Rasmus Nielsen, un généticien de l’Université Berkeley qui est l’auteur principal de l’étude publiée le 3 juin dans la revue Nature Medicine.

Par quel mécanisme cette mutation (CCR5-delta32, connue depuis les années 90) augmente-t-elle le risque de mourir ? « C’est probablement lié au système immunitaire, dit le Dr Nielsen. C’est ce que nous voulons comprendre. »

La mutation est présente chez 10 % des individus dont la famille habite depuis au moins 100 ans en Europe du Nord, avec un taux encore plus élevé en Scandinavie. L’équipe du chercheur a suivi 400 000 Britanniques, de l’âge de 41 à 76 ans.

« Quand on comprendra le mécanisme, on pourra mieux voir quelle pression évolutive a permis à certaines populations d’avoir une proportion plus grande de porteurs de la mutation », dit-il.

Rasmus Nielsen n’est pas convaincu que la mutation induite par He Jiankui aura des effets comparables à ceux de CCR5-delta32. L’un des deux bébés en a reçu une seule copie, alors que seuls les individus en ayant deux sont protégés du sida et ont un risque de mortalité générale plus élevé, dit-il.

Lacune bioéthique en Chine

Début mai, dans la revue Nature, les trois dirigeants de la Société chinoise de bioéthique ont dénoncé la tolérance des abus bioéthiques en Chine, notamment le cas des deux bébés modifiés par la technique CRISPR-9 par He Jiankui.

Ils notent que l’an dernier, une opération visant à greffer la tête d’un paraplégique sur le corps d’un homme en état de mort cérébrale, à partir d’une technique italienne controversée testée sur des cadavres, avait été approuvée par l’Université de Harbin avant d’être annulée à la dernière minute par l’organisme national chargé de la recherche médicale. « Selon nous, les chercheurs en Chine sont de plus en plus motivés par les promesses de la célébrité et de la fortune plutôt que par un désir de découverte ou d’aider leurs semblables et la société », martèle l’essai de Nature.