La spécialiste de la physique optique Donna Strickland, Prix Nobel de physique 2018, prévient que l’Asie dépassera bientôt l’Amérique du Nord en termes de progrès scientifique.

Les Canadiens doivent s’intéresser à la science – d’abord pour comprendre le monde qui les entoure, mais aussi parce qu’il en va de la vitalité de notre économie. C’est le message qu’a lancé à La Presse l’Ontarienne Donna Strickland, Prix Nobel de physique 2018.

« Les Asiatiques sont en train de nous dépasser. Les Nord-Américains pensent encore : nous sommes ceux qui avons la richesse et la connaissance. Mais pendant qu’on est confortablement assis dans nos chaises, les autres passent devant nous à toute vitesse. Il faut qu’on sache ça, il faut se réveiller ! », a tonné Mme Strickland en entrevue, en marge d’une conférence prononcée mercredi à Polytechnique Montréal.

L’an dernier, cette spécialiste de la physique optique de l’Université Waterloo a reçu le prix Nobel pour des travaux réalisés pendant sa thèse de doctorat sous la supervision du chercheur français Gérard Mourou. La jeune scientifique avait alors trouvé un moyen d’amplifier de brèves impulsions laser pour leur conférer une très forte intensité. Ces lasers sont aujourd’hui utilisés tant pour usiner des pièces que pour corriger la vue par laser. Donna Strickland est la troisième femme à avoir remporté le Nobel de physique, après Marie Curie en 1903 et Maria Goeppert-Mayer en 1963.

Dans un auditorium plein à craquer – certains étaient même debout, faute de sièges –, la lauréate a livré un exposé technique sur les recherches ayant mené à cette découverte. Elle a fait rire l’auditoire en racontant qu’elle avait décidé de se consacrer à son champ d’études en apercevant un laser pour la première fois dans un laboratoire.

« Il était vert et rouge, c’était comme être autour d’un arbre de Noël toute l’année. Plusieurs personnes sont déçues quand je leur dis ça, ils ont l’impression que j’avais fait une réflexion très profonde. Mais je suis une personne d’action et ça m’est simplement apparu comme quelque chose d’amusant », a-t-elle dit.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

La Prix Nobel Donna Strickland a visité un laboratoire de Polytechnique mercredi en compagnie de la professeure titulaire au département de génie physique Caroline Boudoux.

Elle a aussi raconté les festivités entourant la réception de son prix Nobel à Stockholm, notamment la signature d’un livre dans lequel Albert Einstein et Marie Curie avaient aussi apposé leur griffe. « C’est le moment le plus irréel qui soit de signer son nom à côté de celui de ces légendes », a-t-elle dit.

Pas un porte-étendard des femmes

Donna Strickland a aussi rencontré mercredi après-midi des femmes de Polytechnique. En entrevue, celle qui a plusieurs fois affirmé se considérer comme « une scientifique et non comme une femme en science » s’est toutefois montrée peu loquace sur le sujet.

« C’est arrangé par les universités, pas par moi », a-t-elle dit au sujet de ces rencontres, affirmant qu’elle y répondait aux questions des étudiantes. En tant que troisième lauréate du prix Nobel de physique, ne se sent-elle pas la responsabilité de promouvoir les carrières scientifiques féminines ?

« Je pense que j’ai un rôle comme modèle, a-t-elle convenu. Mais j’ai de la difficulté à parler pour les femmes parce que nous sommes 50 % de la population. Nous n’avons pas toutes les mêmes expériences, nous marchons chacune dans notre chemin. Je ne peux pas parler pour elles toutes. » Trente ans après la tuerie de Polytechnique, qui visait des femmes en science, elle n’a pas voulu non plus s’étendre sur ce drame lors de son passage dans cette école.

On ne peut pas se faire arrêter par quelques événements tristes. En majorité, les hommes et les femmes sont des gens merveilleux et nous devons nous concentrer là-dessus.

Donna Strickland, Prix Nobel de physique

Le goût des sciences

Donna Strickland se montre beaucoup plus volubile quand il s’agit de défendre la place des sciences dans notre société. Elle s’inquiète de voir la confiance envers les scientifiques s’effriter, mentionnant le mouvement anti-vaccin et le déni des changements climatiques à titre d’exemples.

« Je ne dis pas que les scientifiques ont toutes les réponses. Mais nous avons probablement les meilleures parce qu’il y a une méthode derrière. Quand il s’agit de trucs scientifiques, écoutons les scientifiques ! », lance-t-elle.

Elle voit un grand contraste avec l’Asie, où elle observe que les scientifiques sont tenus en haute estime. En visite en Chine, elle raconte avoir été surprise de voir une immense statue d’un scientifique chinois érigée dans un parc.

« Je leur ai dit – très stupidement, parce que je n’avais pas compris comment les Asiatiques voient les choses et que j’étais enfermée dans mon point de vue de Nord-Américaine – que les gens qui marchaient dans ce parc devaient se demander qui était cette personne. Les Chinois avec qui j’étais étaient très offensés ! », raconte-t-elle.

Qui, au Canada, reconnaîtrait la statue d’un scientifique, hormis Einstein, dans un parc ? interroge-t-elle. Selon elle, les Asiatiques sont « plus enclins à investir l’argent de leurs taxes en science parce que les gens comprennent combien la science est importante ».

Donna Strickland plaide pour que l’éveil des sciences se fasse dès l’enfance, à la maison. « Il faut encourager les parents à parler de science, dit-elle. Aucun parent ne devrait dire : la physique et les maths, ce n’est pas pour moi. On ne dit jamais ça de la lecture, n’est-ce pas ? »

Elle fait une autre analogie avec l’éducation physique, que nous encourageons les enfants à faire même s’ils ne deviendront pas de grands athlètes.

« Les emplois d’aujourd’hui sont des emplois de haute technologie, dit-elle. Il est important que la science soit au sommet de nos priorités. »