Des dizaines de pharmaciens devront payer jusqu’à 52 500 $ d’amende pour avoir laissé une société pharmaceutique accéder aux dossiers de leurs patients, bafouant leur droit à la vie privée. L’entreprise y a ajouté une note pour que soient proposés ses médicaments génériques plutôt que ceux normalement offerts.

Pas moins de 64 pharmaciens affiliés à l’enseigne Jean Coutu ont été déclarés coupables par leur ordre professionnel dans cette vaste enquête. La pharmaceutique québécoise Angita, qui propose des médicaments génériques, est au cœur des faits reprochés par le conseil de discipline de l’Ordre des pharmaciens du Québec à ces professionnels.

En 2018 et 2019, une « personne agissant pour le compte » de la société établie à Boucherville se rendait en pharmacie et adoptait à chaque endroit un modus operandi semblable, ce pour quoi les plaintes ont été traitées conjointement.

Cette personne avait en sa possession une liste qui comprenait les noms et prénoms de patients, leur date de naissance, le nom du médicament qui leur était prescrit, sa posologie et le nom de leur assureur.

À l’aide de ces informations confidentielles, elle accédait au dossier de certains patients et inscrivait sous l’onglet « Ordonnance » une note « visant à proposer au patient de substituer une molécule vendue par Angita au médicament » normalement reçu. Au moment du renouvellement de l’ordonnance par le patient, une fenêtre surgissante (pop-up) apparaissait, rappelant au technicien en pharmacie de proposer un médicament générique d’Angita.

Les pharmaciens recevaient ainsi des « ristournes importantes », selon le résumé de l’enquête.

Sanctions rendues et en attente

Jusqu’à présent, des sanctions ont été rendues dans 23 cas, et tous ces pharmaciens ont renoncé « irrévocablement » à exercer leur droit d’interjeter appel de la décision de l’Ordre. Ils ont chacun été mis à l’amende pour au moins 45 000 $. Certains pour qui les chefs d’accusation étaient doublés (les faits reprochés ayant par exemple eu lieu dans deux succursales) devront débourser 52 500 $.

L’avocat Paul Fernet, qui a défendu avec MAndrée-Anne Fernet les intimés, explique en entretien avec La Presse que ces personnes ont accepté l’entente proposée par le syndic de l’Ordre des pharmaciens, dans un désir sans doute de « tourner la page ».

Les 41 autres pharmaciens déclarés coupables ont plutôt décidé de contester la sanction, jugeant que la proposition était « déraisonnable » et ne reflétait pas la « réalité de la situation ».

Les sanctions à leur endroit doivent être connues sous peu – elles s’annoncent selon MFernet « assez uniformes ». L’Ordre des pharmaciens a confirmé que les décisions devraient être rendues prochainement et que « les plaidoiries n’étant pas les mêmes, les parties ne s’entendaient pas sur la sanction ».

Aucune des instances contactées n’a été en mesure de fournir le nombre de dossiers patients impliqués dans cette affaire. Un calcul fait par La Presse à partir de jugements déjà rendus établit toutefois à près de 7000 le nombre de dossiers ayant été compromis pour seulement 12 des 64 cas.

Droit à la vie privée bafoué

Dans ses décisions, l’Ordre des pharmaciens est d’avis que les « manquements déontologiques » reprochés ont « compromis le droit à la vie privée » de patients.

Au surplus, ces inconduites présentent un degré de gravité objective élevé et se situent au cœur de l’exercice de la profession de pharmacien. La protection du public est directement mise en cause par celles-ci.

L’Ordre des pharmaciens du Québec, dans ses décisions

Ce faisant, les personnes prises en défaut devront inscrire, au plus tard 60 jours après la décision, une note « faisant état de l’accès d’une personne non autorisée » aux dossiers des patients qui auraient pu être touchés.

Angita Pharma estime de son côté que « cette affaire issue de simples opérations informatiques a pris des proportions démesurées », a fait savoir son directeur principal, Hugo Courchesne, dans une déclaration écrite. « Il n’y a eu aucune fuite de renseignements personnels ni aucun dommage pour les patients. » M. Courchesne rappelle par ailleurs que les faits remontent à plusieurs années et affirme que « cette pratique de priorisation était courante à ce moment, mais n’est plus en place aujourd’hui ». Il conclut en affirmant qu’Angita n’aurait eu « aucun avantage à avoir accès à des données patients ».

« Il n’est pas acceptable de donner accès aux systèmes informatiques des pharmacies à des personnes non autorisées », a déclaré Catherine Latendresse, cheffe des communications de Jean Coutu. Elle rappelle que l’autorisation d’accès au système informatique relève de chaque pharmacien propriétaire et que la vaste majorité d’entre eux n’est pas visée par l’enquête.

Au Québec, il y a 386 pharmacies affiliées à l’enseigne Jean Coutu. Il n’a pas été possible d’établir le nombre précis de pharmacies impliquées dans cette affaire, mais il est inférieur à 64 : dans certains cas, plusieurs pharmaciens propriétaires ont été pris en défaut dans une même succursale.

Qu’est-ce qu’un médicament générique ?

Un médicament générique est une copie d’un médicament de marque déposée, selon Santé Canada. Il peut contenir des ingrédients non médicinaux différents, mais la société qui développe le médicament doit montrer que l’innocuité, l’efficacité ou la qualité n’en sont pas compromises. « C’est en quelque sorte une réplique du médicament innovateur », peut-on lire sur le site de l’Institut national d’excellence en santé et en services sociaux (INESSS). L’INESSS, tout comme Santé Canada, note que les médicaments génériques sont souvent offerts à moindre coût, sans pour autant qu’ils soient moins efficaces.