Par manque de médecins disponibles, il peut s’écouler des mois, voire des années, avant qu’un avis médical ne soit rendu dans les dossiers de certains patients en arrêt de travail au Québec. Les délais sont particulièrement criants en psychiatrie : au rythme où sont réglés les dossiers, il faudrait plus de 30 ans pour traiter tous les cas, a constaté La Presse.

« C’est un peu l’enfer. C’est comme si tu voulais essayer de remplir un bain sans bouchon », affirme MMarie-Claude Perreault, vice-présidente travail, santé-sécurité et affaires juridiques au Conseil du patronat du Québec.

Une décision rendue en janvier 2022 au Tribunal administratif du travail révèle que le Bureau d’évaluation médicale (BEM) du ministère du Travail a mis plus de deux ans à rendre un avis dans le dossier d’un travailleur intoxiqué à l’arsenic alors qu’il travaillait pour une entreprise de Montréal. « Dans le présent dossier, la première chose qui saute aux yeux est le long délai qui s’est écoulé entre le moment où le dossier a été transmis au Bureau d’évaluation médicale […] à l’été 2017 et le moment où [la médecin du BEM] a émis son avis en septembre 2019 », peut-on lire dans une décision du TAT.

Un palier d’arbitrage

Relevant du ministère du Travail, le BEM a le mandat d’intervenir quand le médecin de la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST) ou celui de l’employeur n’est pas d’accord avec le médecin de famille d’un travailleur atteint d’une lésion professionnelle. Le BEM fait affaire avec une équipe de professionnels et de médecins experts qui doivent trancher ces dossiers en analysant le passé médical des patients et en les rencontrant une fois. L’instance est donc en quelque sorte un « palier d’arbitrage ».

En août 2023, le BEM comptait plus de 5600 demandes actives. Le délai moyen qui s’écoule entre la réception de la demande et la production de l’avis médical est de 133,7 jours.

Dans certaines spécialités, l’organisme est en mesure de rendre des décisions rapidement. Mais en psychiatrie, notamment, la situation est tout autre. Cette spécialité comptait 922 demandes en attente en août. Or en 2022, seulement 29 avis ont été produits par le BEM en psychiatrie. À ce rythme, c’est donc dire qu’il faudrait plus de 30 ans pour traiter l’ensemble des cas en attente.

Vice-président de l’Association des médecins psychiatres du Québec, le DGuillaume Dumont reconnaît que sa spécialité est possiblement la plus touchée par les délais « astronomiques » et « non viables » au BEM.

Le ministère du Travail n’a pas répondu aux demandes d’entrevue de La Presse. Le porte-parole, Jonathan Gaudreault, assure que le Ministère « travaille à accroître la proportion d’avis produits […] à l’intérieur d’un délai de 90 jours ou moins ». M. Gaudreault reconnaît toutefois que « certains enjeux de disponibilité sont présents en fonction des spécialités médicales ». Un comité est en place pour trouver des solutions.

Le pour et le contre

En attendant qu’une décision soit rendue par le BEM, les prestations continuent d’être versées aux travailleurs. Les délais ne leur sont donc « pas nécessairement défavorables », affirme l’avocat Marc Bellemare, impliqué dans plusieurs dossiers d’accidents de travail.

Mais le DDumont souligne que ces délais peuvent tout de même entraîner une « chronicisation de la maladie » si le diagnostic posé par le médecin traitant n’est pas le bon.

Pour les employeurs, l’impact des délais est majeur, explique MPerreault. « La CNESST coûte une fortune aux employeurs », dit-elle. Même si « ce n’est pas tous les travailleurs qui exagèrent », des employeurs sont parfois aux prises avec des personnes qui prolongent indûment leur absence, dit-elle.

Mais tant que le BEM n’a pas tranché, la CNESST paie les travailleurs et les employeurs sont imputés pour ça […] Les délais peuvent […] même causer la fermeture de certaines petites entreprises.

MMarie-Claude Perreault, vice-présidente travail, santé-sécurité et affaires juridiques au Conseil du patronat du Québec

Même si les travailleurs ne sont pas directement pénalisés par les délais, Félix Lapan, de l’Union des travailleuses et travailleurs accidentés ou malades (UTTAM), croit que le tout prouve qu’il y a « quelque chose de complètement fou dans ce système ». Depuis des années, l’UTTAM milite pour l’abolition du BEM. « On aimerait que l’avis du médecin traitant prévale », dit M. Lapan. Déjà en 1994, un rapport commandé par la CNESST elle-même recommandait d’éliminer cette instance, souligne-t-il.

Le Conseil du patronat ne partage pas cet avis. « Le BEM est la seule façon pour les employeurs d’infirmer la décision du médecin traitant », dit MPerreault.

Pour M. Lapan, les travailleurs reçoivent déjà un premier diagnostic de leur médecin traitant. Ces médecins « sont surveillés par leur ordre professionnel ». Les craintes voulant que plusieurs travailleurs n’abusent du système, « ce n’est pas la réalité », estime-t-il.

Peu de médecins intéressés

Les problèmes de délais au BEM sont notamment causés par le fait qu’y recruter des médecins n’est pas facile. Le DDumont indique que les psychiatres ont peu d’intérêt pour y travailler car ils sont déjà débordés par leur pratique. « Si j’ai trois ans d’attente en pédopsychiatrie dans ma région, je vais peut-être prioriser ces cas au lieu de faire des expertises au BEM », illustre-t-il.

Le DDumont affirme que les dossiers de ce type sont souvent « très lourds ». « Ce sont des années d’évolution qu’il faut réviser. Ça peut être décourageant », dit-il.

Pour une expertise au BEM, un médecin psychiatre est payé environ 1500 $. Une somme trop peu élevée, selon MBellemare. « Tu dois éplucher 800 pages de documents, rencontrer le patient deux heures, pondre un rapport de 15 pages… Au privé, une telle expertise peut rapporter de 2500 $ à 6000 $ », affirme-t-il.

Le cheminement possible d’une demande d’un travailleur victime d’une lésion professionnelle au Québec

• Le travailleur obtient une évaluation par son médecin traitant.

• L’employeur ou la CNESST conteste l’avis de ce médecin traitant. Pour ce faire, ils doivent obtenir un rapport d’un professionnel de la santé, souvent un médecin, qui infirme les conclusions du médecin traitant sur un ou plusieurs de cinq critères, dont le diagnostic et la date ou la période prévisible de consolidation de la lésion.

• Le dossier du travailleur est envoyé au BEM.

• Le BEM rend son avis. La CNESST est liée par l’avis.

• Le travailleur et l’employeur peuvent toutefois contester l’avis du BEM au Tribunal administratif du travail.

En savoir plus
  • 10 000
    Nombre de demandes reçues par le BEM annuellement
    ministère du Travail
    76
    Nombre de professionnels inscrits au BEM
    ministère du travail