La crise des surdoses en cache une autre : celle des psychoses. Tant dans les rues que dans les hôpitaux, de plus en plus de personnes se retrouvent, sous l’effet de drogues, agitées ou délirantes. La cause : des substances plus toxiques et plus puissantes, souvent mélangées à l’insu des consommateurs.

Hallucinations, idées paranoïdes, agitation, désorganisation, désinhibition et agressivité… Des urgences du Québec font face à une hausse du nombre de patients aux prises avec de graves problèmes psychiatriques après avoir consommé des drogues. De nouvelles substances dans les rues, combinées à la pauvreté et à la crise du logement, ont décuplé un problème bien présent. Et bien pesant.

Ainsi, le nombre de visites aux urgences avec comme diagnostic principal un trouble mental lié à la consommation de drogues est passé de 3159 en 2015-2016, à 3988 en 2022-2023 (avec un sommet pendant la pandémie), selon des données du ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) obtenues par La Presse.

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L’unité de médecine des toxicomanies du CHUM

Pendant la même période, les visites aux urgences avec comme diagnostic principal une intoxication liée aux drogues ont aussi connu une forte hausse.

« Ce qu’on voit maintenant, ce sont des gens qui consomment des stimulants très puissants, de façon importante et intensive », explique le DDidier Jutras-Aswad, chef du département de psychiatrie du Centre hospitalier de l’Université de Montréal (CHUM), situé au centre-ville de la métropole, et expert en addictologie.

Et leurs symptômes psychiatriques sont sévères et « beaucoup plus importants que ce qu’on voyait avant », précise-t-il.

Nous avons rencontré le DJutras-Aswad au 11étage du CHUM, où les patients qui ont à la fois des problèmes de toxicomanie et de santé mentale sont traités.

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Le DDidier Jutras-Aswad, chef du département de psychiatrie du CHUM et président du Centre d’expertise et de collaboration en troubles concomitants du RUIS de l’Université de Montréal

Au CHUM, le nombre de visites aux urgences pour des problèmes de santé mentale liés à l’usage de drogues est passé de 89 en 2017-2018 à 258 en 2022-2023, selon les données du MSSS. Le nombre de visites pour intoxication, lui, est passé de 176 à 449 pendant la même période.

Ce n’est pas le seul endroit qui a vu le nombre de ces visites bondir.

À l’Institut universitaire de santé mentale Douglas, le nombre de visites pour trouble mental lié aux drogues est passé de 250 en 2015-2016 à 398 en 2022-2023. Du côté de l’Institut universitaire de santé mentale de Montréal, les visites ont doublé pendant la même période, passant de 157 à 318.

Ce n’est que la pointe de l’iceberg par rapport à ce qui s’observe dans les rues.

Au-delà de Montréal

Le phénomène n’est pas propre à Montréal. À l’hôpital Charles-Le Moyne de Greenfield Park, sur la Rive-Sud de Montréal, le nombre de visites a explosé, passant de 21 en 2015-2016 à 170 en 2022-2023. À Châteauguay, l’hôpital Anna-Laberge avait enregistré 8 visites en 2015-2016, contre 106 en 2022-2023. À l’hôpital de la Cité-de-la-Santé de Laval, pendant la même période, les visites ont grimpé de 93 à 182. Et à l’hôpital de l’Enfant-Jésus du CHU de Québec-Université Laval, elles ont bondi de 46 à 114. On remarque la même tendance en Ontario : une étude publiée en mars dans la Revue canadienne de psychiatrie rapporte que les visites aux urgences en lien avec la consommation d’amphétamines y ont été multipliées par 15 entre 2003 et 2020. Ce n’est que la pointe de l’iceberg par rapport à ce qui s’observe dans les rues.

Lisez l’étude (en anglais)

Trouver refuge aux urgences

Non seulement il y a plus de visites aux urgences, mais les patients qui s’y retrouvent sont dans un état tel qu’ils doivent y rester plus longtemps, parfois plusieurs jours, renchérit le DJutras-Aswad, qui est aussi professeur de psychiatrie et d’addictologie à l’Université de Montréal.

  • L’unité de médecine des toxicomanies du CHUM peut admettre 18 patients. Quatorze lits additionnels sont consacrés à des jeunes aux prises avec des problématiques de santé mentale et de toxicomanie.

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    L’unité de médecine des toxicomanies du CHUM peut admettre 18 patients. Quatorze lits additionnels sont consacrés à des jeunes aux prises avec des problématiques de santé mentale et de toxicomanie.

  • Au 11e étage du CHUM, six salles de soins accueillent des patients qui ont de sévères problèmes psychiatriques concomitants à des problèmes de toxicomanie.

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    Au 11étage du CHUM, six salles de soins accueillent des patients qui ont de sévères problèmes psychiatriques concomitants à des problèmes de toxicomanie.

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Sans compter ceux – souvent sans domicile fixe – qui viennent trouver refuge aux urgences, un phénomène qui se voyait avant, mais qui a pris une nouvelle ampleur au centre-ville. « Ces personnes sont en demande d’aide, mais désorganisées et parfois incapables de la formuler, détaille le chercheur. Ça crée beaucoup de pression sur le réseau. »

Or, le système de santé du Québec fait face à un défi de taille : il tend encore à traiter séparément les problèmes de toxicomanie et de psychiatrie, alors même que les patients ont tendance à présenter les deux, explique le DJutras-Aswad.

« Ce sont aussi des gens qui, à cause de la substance qu’ils consomment, ont tendance à être plus impulsifs, agressifs et dans un état d’agitation, observe-t-il. Ils ne vont pas toujours demander ou accepter les soins. »

La tempête parfaite

Pour ajouter une couche de complexité, il n’existe pas de traitement pour aider les patients sous l’emprise de stimulants (comme le speed, le crystal meth ou le crack), contrairement aux opioïdes ou à l’alcool.

« La science n’a rien trouvé d’aussi efficace encore », confirme Jean-Sébastien Fallu, professeur et chercheur en psychoéducation à l’Université de Montréal et rédacteur en chef de la revue spécialisée Drogues, santé et société.

Il n’y a donc pas non plus de drogues sûres (safe supply) pour les consommateurs de stimulants, comme il commence à y en avoir pour ceux qui consomment des opioïdes. Ces drogues délivrées sur ordonnance visent à prévenir les surdoses chez les personnes qui ont une dépendance.

Lisez notre dossier « Prescrire des drogues sûres pour sauver des vies »

Et la naloxone, efficace contre les surdoses d’opioïdes, par exemple le fentanyl, n’aura aucun effet si un patient fait une surdose aux stimulants (généralement une crise cardiaque).

Tout espoir n’est pas perdu. Le CHUM commencera sous peu une étude clinique pancanadienne pour tester un traitement destiné aux patients dépendants aux amphétamines. Les participants se verront notamment offrir de hautes doses de stimulants pour les aider à gérer leur consommation.

Les organismes communautaires en prévention des surdoses offrent pour leur part de plus en plus de services d’analyse des substances pour aider les consommateurs à savoir ce qui se trouve dans les produits qu’ils consomment. Le ministre responsable des Services sociaux, Lionel Carmant, a annoncé vendredi 1 452 000 $ supplémentaires pour la prévention des surdoses à Montréal.

Lisez notre article à ce sujet

Des projets de centres d’inhalation supervisés, pour que les utilisateurs de drogues puissent fumer du crack ou du crystal meth en sécurité, sont aussi en développement à Montréal.

Par ailleurs, depuis 2017, le CHUM a mis sur pied un centre d’expertise pour aider le système de santé à traiter les patients aux prises avec des problèmes de santé mentale concomitants à la toxicomanie.

Substances dans l’ombre du fentanyl

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Céline Côté, intervenante psychosociale de l’Équipe mobile de médiation et d’intervention sociale, a vu la rue changer, avec l’arrivée de nouvelles substances.

« Avec le crystal meth, on voit la différence », lance Céline Côté, intervenante psychosociale de l’Équipe mobile de médiation et d’intervention sociale (ÉMMIS). « Les gens font des psychoses, ils ne sont plus là, tu ne peux plus avoir de conversation avec eux. Ils se détériorent en six mois. »

Reconnaissable à ses tatouages, ses longues mèches blondes et son regard doux, Céline Côté arpente les rues du centre-ville pour offrir son aide aux toxicomanes depuis plus de 10 ans. Auparavant, elle s’y trouvait elle-même pour consommer.

Elle a vu la rue changer, avec l’arrivée de nouvelles substances. Le fentanyl et ses dérivés, bien sûr, responsables d’une vague de surdoses.

Mais, dans l’ombre du fentanyl, d’autres substances sont apparues. Les benzodiazépines, de puissants sédatifs. Et la méthamphétamine sous forme de méthamphétamine en cristaux (crystal meth) – l’une des drogues les plus dévastatrices au monde.

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Céline Côté vérifie que cet homme n’est pas en train de faire une surdose en se promenant dans le Village, un après-midi de juillet.

Couplées au fentanyl, à la pandémie, à la crise du logement et à l’inflation, ces substances – et surtout leur mélange – font des ravages dans les rues de la métropole.

« ​​On a des gens qui étaient normalement fonctionnels dans leur consommation et qui se retrouvent complètement désorganisés, observe Andréane Désilets, directrice générale de la Maison Benoit Labre, située dans le quartier Saint-Henri. On doit intervenir dans des situations où ils sont super agressifs, alors qu’ils n’avaient jamais été violents. »

Même chose au centre-ville.

Oui, on voit plus de psychoses. Les personnes vont consommer à l’excès pendant des jours, sans manger, ils pètent au frette. Ils se retrouvent en danger de mort, et c’est là qu’on peut [les obliger à aller à l’hôpital].

Céline Côté, intervenante psychosociale de l’Équipe mobile de médiation et d’intervention sociale

Une visite aux urgences qui ne passe pas inaperçue.

Loin des regards

« Le monde ont l’air de des morts, estie ! », s’exclame Mario, 60 ans, rencontré dans la ruelle Brady, à Montréal.

C’est l’une des plus dangereuses du centre-ville, dans le Quartier chinois. Sur place, la vente et la consommation de stupéfiants se font loin des regards, raconte Céline Côté. Elle a accepté de nous servir de guide, un début de soirée de juillet.

Dans la ruelle, une poignée de personnes se tiennent le long des murs, parmi des tentes et des îlots d’objets hétéroclites. On nous jette des regards en coin. Installés sur l’un des blocs de béton qui constellent l’asphalte, entre les immeubles, Justin et Mario acceptent de nous parler.

Mais pas devant les autres.

Nous nous rendons dans un terrain vague, à l’angle des boulevards Saint-Laurent et René-Lévesque.

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Mario ne reconnaît plus la rue depuis l’arrivée de nouvelles substances dévastatrices.

Mario, avec ses petites larmes tatouées au coin des yeux, vient de sortir d’une longue peine de pénitencier. Il dit ne plus reconnaître la rue.

Le fentanyl, c’est la pire cochonnerie qu’ils ont sortie, ça détruit vraiment. Les gens ne sont pas beaux là-dessus. Le crystal meth, il y en a plein dans les ruelles qui font ça, et ils ont des bobos partout.

Mario

Lui-même consomme du crack, c’est-à-dire de la cocaïne cristallisée, qu’il fume dans une pipe en pyrex. Comme Justin, 29 ans, qui tente de garder le moral.

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« Quand tu dors dans la rue, c’est parce que tu perds connaissance », témoigne Justin.

Dans la rue depuis quelques mois, Justin a même un compte TikTok. « Quand tu dors dans la rue, c’est parce que tu perds connaissance (pass out) », témoigne-t-il, évoquant la violence et les vols. « Dans la meth, il y a beaucoup de fentanyl, poursuit-il. Celle du Québec me donne de l’arythmie, de la haute pression. »

De plus en plus présente

La méthamphétamine en cristaux est de plus en plus présente dans les rues de Montréal, du Sud-Ouest à Hochelaga-Maisonneuve, selon tous les organismes interrogés par La Presse. Il s’agit d’une substance synthétique à bas prix dont les effets (euphorie, éveil) durent jusqu’à 12 heures.

Très addictif, le crystal meth peut notamment entraîner des délires, de la paranoïa, des accidents vasculaires et même la mort.

Les benzodiazépines, elles, ont tendance à désinhiber les consommateurs, qui peuvent aussi perdre la mémoire, être désorientés ou halluciner, explique Jean-François Mary, directeur général de Cactus Montréal. Combinées avec les opioïdes ou l’alcool, elles peuvent provoquer des surdoses.

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Jean-François Mary, directeur général de Cactus Montréal, dans le centre d’analyse de substances de l’organisme.

Ces substances sont arrivées au début de la pandémie, indique-t-il. Puis, l’année dernière, l’organisme a distribué certains mois plus de bulles à crystal meth que de pipes à crack. « Ça a été le point tournant au niveau statistique pour nous », soutient M. Mary.

  • Une pipe à crystal meth diffère d’une pipe à crack. L’organisme Spectre de rue, situé dans le Village, observe aussi une augmentation dans sa distribution de ces pipes.

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    Une pipe à crystal meth diffère d’une pipe à crack. L’organisme Spectre de rue, situé dans le Village, observe aussi une augmentation dans sa distribution de ces pipes.

  • Une pipe à crack distribuée par l’organisme Spectre de rue dans le but de prévenir les infections transmissibles.

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    Une pipe à crack distribuée par l’organisme Spectre de rue dans le but de prévenir les infections transmissibles.

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« ​​Il y a assurément une augmentation de la consommation de crystal », estime aussi Martin Pagé, directeur général de Dopamine, un organisme situé dans Hochelaga-Maisonneuve.

Mais les psychoses, ce n’est pas que le résultat du crystal, c’est le résultat de la situation de vie de la personne, qui n’a pas nécessairement accès à un logement, et avec des soins de santé mentale très morcelés.

Martin Pagé, directeur général de Dopamine

Les saisies policières de méthamphétamine en cristaux vont dans le sens d’une augmentation, rapporte le commandant Francis Renaud, chef de la Section de lutte au crime organisé Nord-Est à la Division du crime organisé du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM).

« Oui, le crystal, ça existait avant, conclut Julien Montreuil, directeur de l’organisme L’Anonyme. Mais c’est vraiment depuis la pandémie qu’on en voit beaucoup plus. »

Le b. a. -ba des drogues

Les benzodiazépines

On les connaît sous les noms de Xanax, Valium ou Ativan. Il s’agit de médicaments contre l’anxiété, l’insomnie ou l’épilepsie. Il en existe désormais de contrefaçon. Les benzodiazépines peuvent provoquer une dépendance physique. Parmi leurs effets secondaires, on note la somnolence et, parfois, des délires, des hallucinations ou une anxiété soudaine. Combinées à l’alcool ou aux opioïdes, les benzodiazépines peuvent provoquer des surdoses. Le sevrage trop rapide peut mener à des convulsions, à une perte de contact avec la réalité et même à la mort.

Les méthamphétamines (speed, crystal meth)

Les méthamphétamines sont de puissants stimulants qui accélèrent le système nerveux central. Sous forme de comprimés, elles sont notamment présentes dans le monde des partys. Leur forme cristallisée (crystal meth) est plutôt fumée. Les effets durent de 6 à 8 heures (par voie orale) ou de 10 à 12 heures (par inhalation). La consommation excessive et prolongée peut entraîner de l’insomnie, de la paranoïa, des hallucinations, de l’agressivité, des problèmes vasculaires et la perte des dents. Les surdoses sont possibles, surtout si on les combine à des opioïdes ou à de l’alcool.

Le fentanyl et ses dérivés

Le fentanyl est un opioïde 20 à 40 fois plus puissant que l’héroïne, et 100 fois plus puissant que la morphine. Le fentanyl de rue peut être avalé, fumé, reniflé ou injecté. Ses effets vont de l’euphorie à la somnolence. Même une très petite quantité peut provoquer une surdose. En 2021, le carfentanyl et l’isotonitazène sont aussi apparus dans les rues de Montréal. Le carfentanyl est considéré comme 4000 fois plus puissant que l’héroïne et 100 fois plus que le fentanyl. L’isotonitazène est un opioïde synthétique cinq fois plus puissant que le fentanyl.

Sources : gouvernement du Canada et le Centre de toxicomanie et de santé mentale

Rectificatif : Dans une version précédente de ce texte, nous indiquions que Céline Côté est une travailleuse de rue. Elle est plutôt une intervenante psychosociale. Les travailleurs de rue ont une mission distincte et sont notamment membres de l’Association des travailleurs et travailleuses de rue du Québec. Nos excuses.