Une usine de La Baie, au Saguenay−Lac-Saint-Jean, a exposé ses travailleurs à des niveaux de contaminants toxiques hors norme pendant près d’une décennie, voire plus. La CNESST a dû intervenir des dizaines de fois à ce sujet avant que l’entreprise ne corrige la situation, et des travailleurs se plaignent encore de fumées abondantes et de ventilation inadéquate.

C’est ce que démontrent des centaines de pages de documents obtenus par La Presse grâce à une demande d’accès à l’information.

Un rapport de la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST) de mars 2014 indique que « les travailleurs dépassent les normes d’exposition maximale admissible pour la fumée de soudage, le fer et le manganèse », des contaminants toxiques. La CNESST s’est alors basée sur des échantillonnages datant de juin 2012.

Le Centre international de recherche sur le cancer considère que « les fumées de soudage causent le cancer du poumon » et note que « des associations positives ont été observées avec le cancer du rein ». L’exposition au manganèse est associée à des risques neurotoxiques et peut causer des tremblements, des problèmes de coordination, d’équilibre, de mémoire et d’attention, ainsi que des troubles de l’humeur, selon Maryse Bouchard, titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les contaminants environnementaux et la santé des populations et enseignante à l’École de santé publique de l’Université de Montréal.

« L’employeur a le devoir de prendre les mesures nécessaires pour que son établissement soit aménagé de manière à respecter les normes d’exposition maximale admissible », a rappelé la CNESST à de multiples reprises dans ses rapports.

Sept ans pour se conformer

L’employeur, l’équipementier industriel Charl-Pol, a mis près de sept ans et 22 avertissements avant de se conformer en installant un nouveau système de ventilation, approuvé par la Commission en février 2021.

PHOTO JEANNOT LÉVESQUE, LE QUOTIDIEN

L'usine de l’équipementier industriel Charl-Pol située à La Baie, au Saguenay−Lac-Saint-Jean

Le délai initial pour pallier cette « dérogation » — le terme utilisé par la CNESST pour désigner une situation que l’employeur doit corriger — était d’un peu plus de cinq mois. Mais Charl-Pol a tardé si longtemps à poser les gestes nécessaires que le nombre de suivis effectués a dépassé « la capacité maximale permise par le système informatique de la CNESST », apprend-on dans un rapport de novembre 2020, de sorte qu’une nouvelle dérogation a dû être créée pour remettre le compteur à zéro.

Entretemps, le CIUSSS du Saguenay−Lac-Saint-Jean a procédé à d’autres évaluations de l’exposition aux contaminants des soudeurs au printemps 2019. Ces travaux ont démontré que « toutes les mesures d’exposition aux poussières non classifiées autrement, au fer et au manganèse dépassent la norme d’exposition maximale établie par le règlement », peut-on lire dans un rapport subséquent de la CNESST.

Deux autres dérogations données en mars 2014 concernent des systèmes de ventilation inadéquats qui échouaient à protéger les travailleurs des contaminants émis dans l’usine, qui emploie aujourd’hui 60 personnes. Ces manquements n’ont été corrigés que cinq ans plus tard, en avril 2019, alors que les délais initiaux étaient de moins d’un mois.

Je suis surprise et déçue que la situation que vous évoquez perdure aussi longtemps alors même que la CNESST sait que les travailleurs sont soumis à des risques au-delà de ce qui est considéré acceptable.

Maryse Bouchard, titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les contaminants environnementaux et la santé des populations

En entrevue avec La Presse, le directeur des ressources humaines de Charl-Pol, Jean-Sébastien Michaud, a d’abord refusé d’expliquer pourquoi l’entreprise a mis aussi longtemps à se conformer. Il n’a pas non plus répondu lorsqu’on lui a demandé s’il connaissait les liens établis entre la fumée de soudage et le cancer.

Le directeur du développement des affaires de Charl-Pol, Gabriel Tremblay, a contacté La Presse par la suite pour expliquer que les délais initiaux étaient à son avis insuffisants pour apporter les correctifs demandés par la CNESST. Il a ajouté que l’entreprise est bien au fait des liens entre la fumée de soudage et le cancer, mais que des mesures sont en place pour en atténuer les effets. Il a affirmé que l’usine n’avait répertorié aucun cas de cancer parmi ses employés.

Le CIUSSS a refusé les demandes d’entrevue de La Presse, mais la porte-parole Mélissa Bradette a indiqué que « la direction régionale de santé publique n’a pas reçu de déclaration de maladie à déclaration obligatoire ni de demandes de services liées à des maladies professionnelles reliées à ce milieu ».

Le CIUSSS n’a pas fait d’autre évaluation de l’exposition des travailleurs aux contaminants depuis 2019. M. Michaud, de Charl-Pol, a néanmoins affirmé que l’usine respectait maintenant les normes.

Amendes de 22 644 $

Entre 2014 et aujourd’hui, Charl-Pol a reçu 11 constats d’infraction de la CNESST, tous destinés à l’usine de La Baie. L’entreprise exploite aussi une autre usine à Portneuf. Elle a contesté avec succès certains de ces constats, mais a tout de même écopé d’un total de 22 644 $ d’amendes, dont au moins 4101 $ pour des infractions liées à ses problèmes de ventilation.

Aucun constat d’infraction n’a cependant été remis à Charl-Pol à ce sujet depuis mai 2018, selon les documents transmis par la CNESST, alors que l’un des manquements n’a été jugé corrigé qu’en février 2021. La Loi sur la santé et la sécurité du travail prévoit des amendes allant jusqu’à 14 528 $ pour les entreprises récidivistes.

Depuis, « l’employeur s’est conformé aux dérogations […] en s’assurant que les travailleurs portaient des équipements de protection respiratoire les protégeant des contaminants présents dans l’air », a assuré le porte-parole de la CNESST Antoine Leclerc-Loiselle, ce qu’ont répété MM. Michaud et Tremblay, de Charl-Pol.

« Les travailleurs toussent et crachent »

Bien que la CNESST et l’employeur, Charl-Pol, considèrent que les problèmes de ventilation et d’exposition des travailleurs aux contaminants toxiques sont réglés, au moins six plaintes anonymes ont été déposées à la CNESST dans les deux dernières années à ce sujet.

« La qualité de l’air à l’atelier est exécrable », peut-on lire dans une plainte d’un travailleur déposée en avril 2021. « La qualité de l’air est mauvaise et dangereuse dans l’usine », apprend-on dans une autre, signifiée en juin 2021, qui mentionne également que « la visibilité est limitée à environ 50 pieds [15 mètres] ». Selon le travailleur qui a déposé cette plainte, le nouveau système de ventilation est « fermé depuis longtemps et n’est plus utilisé ».

« Les travailleurs toussent et crachent en raison de la qualité de l’air dans l’usine » et la ventilation n’est souvent pas fonctionnelle, peut-on lire dans une autre dénonciation en août 2021. Même chose en novembre 2021, quand on s’est également plaint d’équipements de protection individuelle déficients. L’inspecteur de la CNESST a toutefois indiqué que « les faits relatés n’ont pu être observés malgré l’intervention sans rendez-vous » à la suite de cette plainte.

Mais en mars 2022, une autre plainte a été déposée à la CNESST concernant la présence de fumée et l’absence de ventilation, ajoutant que les travailleurs immigrants sont « sans protection respiratoire ». Parmi les 60 employés de l’usine de Charl-Pol à La Baie, on compte 14 travailleurs étrangers originaires de la Colombie et de la Tunisie.

Ces derniers « toussent beaucoup » dans la fumée « nuisant à la santé des travailleurs » lors des quarts de soir, peut-on enfin lire dans la plainte la plus récente obtenue par La Presse, datée du 28 juillet dernier. Faisant écho aux doléances exprimées auparavant, ce travailleur s’est aussi plaint d’un système de ventilation qui ne fonctionne pas et de la visibilité réduite en raison de la fumée.

La CNESST a noté qu’un représentant syndical — les travailleurs de cette usine sont affiliés à la CSN — « confirme ce que le travailleur nous mentionne » et que « la situation est pire le soir ».

« La moitié des travailleurs veut dénoncer des situations et l’autre moitié ne veut pas (et va jusqu’à cacher de l’information) pour ne pas risquer leur emploi », a-t-on ajouté, des propos apparemment basés sur ceux du représentant de la CSN, dont le nom a été caviardé avant que le document ne soit transmis à La Presse.

La plainte du mois d’août 2021 indique d’ailleurs que l’employeur « aurait fait des menaces de congédiement ou de fermeture d’usine » lorsque des travailleurs se sont plaints.

« On réfute tout ça »

« C’est un dossier qu’on n’arrête pas de travailler avec l’entreprise », a dit Erik Fortier, représentant syndical à l’usine de La Baie. Mais « la gestion de la fumée, ce n’est pas toujours aussi facile que ça en aurait l’air ».

« La CNESST, eux autres, ils jugeaient que c’était suffisant », a-t-il dit en parlant du système de ventilation approuvé par la Commission après des dérogations qui se sont étirées sur des années.

Mais moi, en tant que travailleur, je sais qu’on est capable de faire mieux que ça.

Erik Fortier, représentant syndical à l’usine de La Baie

« C’est sûr qu’on sait qu’il y a place à amélioration encore, mais, je veux dire, on n’essuie pas de refus du côté patronal », a-t-il cependant assuré en entrevue avec La Presse. M. Fortier, qui travaille à l’usine de Charl-Pol à La Baie depuis huit ans, s’est étonné des plaintes transmises à la CNESST dans les derniers mois, dont il n’a pas entendu parler.

« Je sais qu’il y a quelques travailleurs qui se plaignent du fait qu’il y a beaucoup de fumée », a-t-il toutefois concédé.

Le directeur des ressources humaines, M. Michaud, s’est également dit surpris des récentes plaintes visant l’usine de La Baie. « On réfute tout ça », a-t-il dit, assurant que l’entreprise dispose de mécanismes internes pour traiter les plaintes et qu’il n’y a actuellement aucun grief concernant la ventilation ou la qualité de l’air.

Il a affirmé que le système de ventilation fonctionne bien, de jour comme de soir, et que Charl-Pol est un « leader » en matière de santé et de sécurité au travail. En ce qui concerne les allégations de menaces de renvoi ou de fermeture d’usine, M. Michaud a répondu que le syndicat était « là pour protéger les travailleurs si jamais ça arrive ».