Près de 30 % des heures de soins en aide à domicile au Québec ont été réalisées par de la main-d’œuvre indépendante l’an dernier. Un phénomène en hausse depuis 2015, qui n’est pas sans conséquence sur la qualité des services offerts à la population, selon des experts.

Dans certaines régions, c’est même plus de 50 % de l’aide à domicile qui est assurée par des employés du secteur privé, a appris La Presse. « Avoir autant recours au privé, c’est complètement fou, estime Nathalie Déziel, directrice du Regroupement des aidantes et aidants naturels de Montréal. Surtout quand on sait que le personnel d’agence est souvent moins stable. »

L’ex-ministre de la Santé Réjean Hébert indique que les budgets de soins à domicile ont augmenté au cours des dernières années au Québec. Mais plusieurs établissements de santé, notamment par manque de personnel, « ont sous-traité au privé ». Une situation qu’il qualifie de « désengagement de l’État ».

Chercheuse postdoctorale à l’Université York et à l’Institut de recherche et d’informations socioéconomiques (IRIS), Anne Plourde a épluché les rapports financiers annuels des établissements de santé du Québec et découvert qu’en 2020-2021, 27 % des heures travaillées par les auxiliaires aux services de santé et sociaux (ASSS), soit l’équivalent de préposés aux bénéficiaires offrant des soins à domicile, ont été réalisées par de la main-d’œuvre indépendante. En 2015-2016, cette proportion était de 20 %.

Ces données montrent que l’État a laissé l’aide à domicile au secteur privé.

Anne Plourde, chercheuse postdoctorale à l’Université York et à l’Institut de recherche et d’informations socioéconomiques (IRIS)

La chercheuse, qui prévoit publier l’ensemble de ses données en janvier, précise que la hausse était déjà visible en 2019-2020 et ne peut donc être uniquement attribuable à la pandémie.

Jusqu’à 73 % des heures travaillées par le privé

Au CIUSSS de l’Ouest-de-l’Île-de-Montréal, 49 % des heures d’aide à domicile ont été travaillées par le privé en 2020-2021, selon les données de Mme Plourde. Le CIUSSS de l’Ouest-de-l’Île-de-Montréal indique que pour « les services nécessitant une expertise clinique ou spécialisée », le recours à la main-d’œuvre indépendante est minimal. Moins de 3 % des soins infirmiers ont par exemple été assurés par des partenaires privés, indique la porte-parole du CIUSSS, Mélanie Araos. Celle-ci précise que le privé est surtout actif pour « les services de maintien à domicile, telles les routines du matin et du soir », et que le CIUSSS veille à « la qualité du service et la stabilité » du personnel.

C’est au CISSS de la Montérégie-Ouest que le recours au privé en aide à domicile est le plus important avec 73 % des heures travaillées l’an dernier.

La situation n’étonne pas Simon Beaulieu, président de la section locale 3247 du Syndicat canadien de la fonction publique (SCFP), qui représente les ASSS du territoire. « S’ils mettaient cet argent au public, on pourrait donner plus de soins », dit-il. Le CISSS de la Montérégie-Ouest dit avoir « presque doublé le nombre d’heures de soutien à domicile dans les dernières années ». Sur l’ensemble des services à domicile, 34 % des heures sont données par la main-d’œuvre indépendante. Ce taux atteint 10 % pour les infirmières, mais 73 % pour les ASSS. La porte-parole Jade St-Jean indique que le CISSS a affiché plusieurs postes d’ASSS en soins à domicile dernièrement et 50 postes de préposés aux bénéficiaires. Des « mesures alternatives » sont aussi en place pour diminuer l’utilisation de la main-d’œuvre indépendante, dit-elle.

Des partenaires essentiels

Au ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS), on souligne que si la main-d’œuvre indépendante représente 27 % des heures travaillées en aide à domicile, elle est bien moins présente pour l’ensemble des services professionnels à domicile. En soins infirmiers, 9 % des heures ont été travaillées par le privé. Mme Plourde note tout de même une tendance à la hausse : en 2015-2016, ce taux était de 3,4 %.

Le MSSS ajoute que la main-d’œuvre indépendante en aide à domicile regroupe les agences privées, mais aussi des entreprises d’économie sociale et des groupes communautaires, entre autres. Sans ces partenaires, « le réseau public à lui seul ne pourrait suffire pour fournir l’ensemble des services requis », indique le MSSS.

Directeur du Réseau de coopération des entreprises d’économie sociale en aide à domicile, J. Benoît Caron constate que ce sont surtout les agences privées qui augmentent leur présence en aide à domicile ces derniers temps. Depuis cinq ans, le bassin de personnes servies par les entreprises d’économie sociale est stable à environ 100 000 personnes au Québec. M. Caron explique que les entreprises d’économie sociale ont de plus en plus de difficulté à concurrencer le privé dans les appels d’offres. « J’ai vu un cas où l’entreprise d’économie sociale soumissionnait à 25 $ l’heure alors que le privé arrivait à 18 $ l’heure », dit-il.

Présidente de l’Association des entreprises privées de personnel soignant du Québec, Hélène Gravel affirme qu’avec le vieillissement de la population, « la demande pour des soins à domicile augmente ». Si Mme Gravel estime qu’il « faut trouver des solutions pour que le réseau public soit en meilleure santé », elle souligne que « la nature a horreur du vide » et que les agences « répondent aux demandes de l’État ». Pour Mme Gravel, même en tirant des marges bénéficiaires de 7 % à 10 %, le recours aux agences privées ne coûte pas plus cher qu’au public, notamment à cause des frais administratifs beaucoup plus bas.

Impact sur les services

Selon le Dr Réjean Hébert, il est « impossible d’arriver à un principe de stabilité avec les agences de placement ».

PHOTO ALAIN ROBERGE, ARCHIVES LA PRESSE

Le Dr Réjean Hébert, ex-ministre de la Santé

On peut y arriver avec les entreprises d’économie sociale. Mais le privé est essentiellement là pour le profit, ce qui est difficilement compatible avec des soins humains.

Le Dr Réjean Hébert, ex-ministre de la Santé

« C’est évident que le recours à la main-d’œuvre indépendante augmente la rotation du personnel », tranche le président de la Fédération de la santé et des services sociaux (FSSS-CSN), Jeff Begley.

Mme Gravel affirme au contraire que les agences, comme le réseau, doivent répondre aux exigences limitant les mouvements de personnel. Elle souligne que dans l’ensemble du réseau de la santé, le privé n’assure que 3 % des soins au Québec. « Nous sommes complémentaires au réseau », dit-elle.

Très inquiet de la direction que prennent les soins à domicile au Québec, M. Caron demande quant à lui depuis quelques semaines au gouvernement un chantier sur les soins à domicile. « Actuellement, le Québec n’est ni plus ni moins en train de marchandiser les soins à domicile, comme on l’a fait avec l’hébergement », tranche M. Caron.

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