Par la force des choses, la télémédecine, à peu près inexistante avant la pandémie, a explosé depuis mars. Dans quelles circonstances des coups de fil ou des consultations par vidéo suffisent-ils ? Est-ce sécuritaire pour les patients et pour les médecins ? Déjà, quelques poursuites commencent à être déposées.

Entre le 16 mars et le 31 octobre, la télémédecine – ces rendez-vous téléphoniques ou par visioconférence – a coûté au moins 547,4 millions au Trésor québécois.

C’est ce que révèlent des chiffres demandés par La Presse à la Régie de l’assurance maladie du Québec (RAMQ).

Ensemble, omnipraticiens et spécialistes ont facturé 9 253 102 services, représentant 166 413 heures de travail.

Et comment cela se compare-t-il aux années précédentes ? En fait, comme le précise Caroline Dupont, porte-parole de la RAMQ, « en temps normal, les échanges téléphoniques ou la téléconsultation ne sont pas des services assurés au Québec ».

C’est depuis un décret, en vigueur depuis le 16 mars, que les services fournis « par correspondance ou par voie de télécommunication » ont exceptionnellement pu être facturés par les médecins.

Utile ou risqué ?

Les patients trouvent-ils leur compte dans cette façon de faire qui a subitement explosé ? Pose-t-elle des risques aussi bien pour eux que pour les médecins ?

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

MGeneviève Piché, avocate

MGeneviève Piché, avocate en responsabilité médicale et hospitalière au cabinet de MJean-Pierre Ménard, explique que les poursuites pour erreur médicale commencent tranquillement à entrer. « Je pressens que cela va aller en augmentant à mesure que le temps passe. Quand on reçoit un mauvais diagnostic, on met d’abord la priorité à se faire soigner. »

Certes, souligne-t-elle, la télémédecine peut avoir le gros avantage de permettre d’avoir plus rapidement accès à un médecin. « Mais cela ne doit pas se faire au détriment de la qualité des soins », insiste MPiché.

Le Collège des médecins indique que d’emblée, en mars, il a rappelé aux médecins leurs obligations déontologiques. Les médecins peuvent s’appuyer sur des principes directeurs qui sont réunis dans un guide publié il y a quelques années, dans lequel sont notamment abordés la tenue de dossiers médicaux, le secret professionnel et le consentement.

Mais au bout du compte, note Leslie Labranche, relationniste au Collège des médecins, « le médecin est le mieux placé pour décider de l’urgence de rencontrer un patient par téléconsultation » et de la nécessité ou pas de le revoir en personne.

Du bon et du moins bon

Dans ce reportage, seuls des médecins qui sont à la tête d’associations professionnelles ont accepté qu’on leur attribue leurs propos. Les autres ont demandé l’anonymat.

L’un d’eux a parlé d’une forme de médecine très prometteuse, mais qui s’est mise en place si rapidement qu’elle s’apparentait presque par moments « au far west ». Un autre a fait remarquer que la télémédecine a notamment eu le mérite de démocratiser les rôles au sein des équipes médicales, les infirmières ayant plus de latitude pour établir les besoins des patients et le médecin pouvant se concentrer ensuite sur son expertise. Un autre médecin a dit avoir été témoin de « télémédecine toute croche », faite de coins tournés très rond et de décisions qui auraient été tout autre dans un autre contexte.

La Dre Violaine Marcoux, présidente de l’Association des obstétriciens et gynécologues du Québec, explique que dans sa spécialité, elle et ses collègues sont vite revenus aux rendez-vous en personne.

Un examen gynécologique par visioconférence, ce n’est pas trop possible. Il y a de ces choses qui ne peuvent se faire qu’en personne !

La Dre Violaine Marcoux, présidente de l’Association des obstétriciens et gynécologues du Québec

« L’examen physique est central à la pratique de la médecine, ajoute-t-elle. Je ne peux pas me prononcer pour les autres spécialités, mais dans la nôtre, on estime qu’on répond mieux aux besoins des patientes en les voyant en personne. »

Des balises à établir impérativement

Le DOlivier Fortin, président de la Fédération des médecins résidents du Québec, croit pour sa part qu’une bonne part de la télémédecine restera dans le paysage, que cela est heureux, mais qu’il faudra impérativement venir préciser des balises claires. « Beaucoup de patients sont contents de pouvoir faire une partie de leur suivi depuis leur maison, observe le DFortin. Mais à l’heure actuelle, il n’y a pas de balises sur la télémédecine, notamment à propos du triage. Quels rendez-vous peuvent se faire au téléphone ? Qui doit-on voir en personne ? »

Le DFortin fait aussi remarquer que les outils technologiques ne sont pas parfaits et que le petit bobo dont parle le patient n’est souvent pas très clair à la caméra.

Les médecins interrogés ont aussi fait remarquer que des photos envoyées par téléphone peuvent faire le travail pour des pathologies très simples et claires. Mais chose certaine, difficile de se fier aux descriptions des patients pour savoir si un cas est grave ou pas, les gens étant souvent très approximatifs ou imaginatifs quand vient le temps de décrire une lésion ou une douleur.

Un résident a par ailleurs regretté que la pandémie le prive d’observations directes qui sont si précieuses aux médecins en formation.

Ce n’est donc pas idéal ? Il corrige. « Ce n’est pas que ce n’est pas idéal pour ma formation. La vérité, c’est que c’est poche. Notre formation en est réellement affectée. Je connais beaucoup de résidents qui se sentent carrément dépassés et qui ne vont pas bien. »

Paul Brunet, président du Conseil pour la protection des malades, est pour sa part très enthousiaste. À ses yeux, la télémédecine réduit le stress des patients et leur évite des heures de déplacement et d’attente interminable aux urgences, où les Québécois continuent massivement de se rendre faute d’avoir accès à un médecin de famille.

PHOTO ROBERT SKINNER, ARCHIVES LA PRESSE

Paul Brunet, président du Conseil pour la protection des malades

Si la télémédecine permettait de régler ne serait-ce qu’un petit pourcentage de toutes ces visites aux urgences, ça serait déjà un bon pas.

Paul Brunet, président du Conseil pour la protection des malades

Mais n’y a-t-il pas risque de laisser échapper des problèmes de santé ? Paul Brunet ne cache pas un désabusement certain. « Vous savez, on en échappe déjà pas mal. »

547 millions, c’est beaucoup ?

Cette année pandémique ne ressemble à aucune autre et statistiquement, difficile d’interpréter cette note d’au moins 547 millions pour 7 mois de télémédecine.

D’une part, il faut noter que les professionnels de la santé disposent de 120 jours pour soumettre leur facturation. Tout n’est donc pas encore comptabilisé.

De plus, les Québécois ont largement évité les hôpitaux et les cabinets de médecin cette année, de crainte d’y attraper la COVID-19. Alors ministre de la Santé, Danielle McCann a dû répéter à maintes reprises au printemps l’importance pour chacun de contacter son médecin au besoin et de faire ses suivis.

Ça ne sera donc qu’après la pandémie qu’on pourra voir à quel point la télémédecine s’est installée et amène plus ou moins de services facturés et si elle soulage les urgences.

En tout cas, les Québécois semblent en redemander. Selon un sondage commandé au printemps par l’Association médicale canadienne, moins de la moitié des Québécois préfèrent maintenant voir un médecin en chair et en os. Dans le reste du Canada, 58 % des gens préfèrent toujours la visite médicale traditionnelle.