Le système hospitalier québécois gère depuis trois semaines la plus importante pénurie de médicaments injectables de son histoire. Avant cette crise, engendrée par des problèmes à l'usine Sandoz de Boucherville, peu de gens savaient que le Canada dépend presque d'un seul fournisseur. Pourquoi ce monopole? Incursion dans le labyrinthe du médicament.

Les problèmes d'approvisionnement en médicaments injectables engendrés par les ennuis à l'usine de Sandoz de Boucherville ont levé le voile sur les risques de dépendre d'un seul fournisseur de médicaments essentiels. Le Québec devra revoir sa logique du plus bas prix possible s'il veut éviter de compromettre le système de santé, affirment plusieurs experts.

«Ce n'est pas vrai qu'une dose de morphine, ça vaut 57 cents! Pourtant, c'est cela que l'on paie et c'est pour cela qu'il y a juste un acteur qui veut en vendre et qu'il doit en vendre le plus possible.»

Bertrand Bolduc est un pharmacien qui a commencé sa carrière au sein de l'industrie pharmaceutique. Aujourd'hui, il exploite une pharmacie spécialisée dans la fabrication de médicaments rares ou de mélanges trop compliqués à produire en milieu hospitalier. Son téléphone ne cesse de sonner depuis que Sandoz Canada a annoncé, il y a trois semaines, qu'il ralentissait considérablement, puis suspendait temporairement sa production de produits injectables à la suite d'un incendie. Avec le temps, Bertrand Bolduc est devenu spécialiste des ruptures de stock.

«Ça fait trois ans que je donne des conférences sur les ruptures de stock et que je dis que si rien ne change, on va devenir le tiers-monde du médicament. Aujourd'hui, nous en sommes arrivés là.»

Problèmes et solutions

Sur l'ensemble du territoire canadien, l'achat de médicaments pour les hôpitaux passe par l'intermédiaire de groupes d'achats. On en dénombre 11 au Québec, répartis selon les régions administratives. Ces groupes d'achats ont pour mandat de regrouper les besoins des centres hospitaliers et de services sociaux qu'ils représentent et de trouver le plus bas soumissionnaire pour ces produits par l'entremise d'appels d'offres communs. Tout y passe, des médicaments aux produits d'entretien ménager, en passant par la literie.

Les appels d'offres qui ont trait aux médicaments se soldent par des ententes de trois ans avec les sociétés pharmaceutiques qui remportent la mise. Chantal Laurin, directrice générale de SigmaSanté, le groupe d'achat qui représente les établissements de santé des régions de Montréal et de Laval, explique que les contrats sont alloués un médicament à la fois. La pratique se distingue de celle employée par certains groupes d'achats à l'extérieur du Québec qui permettent aux sociétés de leur soumettre des offres groupées, ou bundling. La stratégie permet aux groupes d'achats de réduire le coût payé pour certains médicaments en échange d'une acquisition élargie de produits pharmaceutiques.

Le système d'appel d'offres québécois permet tout de même des économies d'échelle, mais produit à long terme un effet pervers qui réduit le nombre de fournisseurs. «Quand on soumet une proposition et qu'on se fait toujours battre pour des contrats de trois ans, après deux fois, on cesse la fabrication de nos produits et on s'en va ailleurs.»

M. Bolduc estime qu'il faudrait favoriser les producteurs locaux de médicaments, mais aussi revoir le système d'appel d'offres. En fractionnant le contrat d'approvisionnement pour chaque médicament entre plusieurs fournisseurs, les établissements hospitaliers conserveraient un accès aux médicaments en cas de problème d'approvisionnement chez l'un des fabricants. «Si on veut maintenir différents fournisseurs, il faut leur donner des contrats.» Cette solution représente cependant un coût plus élevé pour les contribuables.

Une voie rapide

Afin de pallier la pénurie de médicaments injectables, Santé Canada tente actuellement de mettre sur pied un système de «fast-track» d'homologation de plusieurs produits fabriqués à l'étranger et qui ont déjà été jugés conformes aux normes européennes ou américaines. Il faut généralement au moins trois mois avant qu'un médicament soit approuvé par l'agence de santé publique fédérale. Il doit ensuite être approuvé par les provinces.

Ce système d'accélération d'importation en laisse plusieurs sceptiques. Le hic, explique Marc-André Gagnon, professeur de politiques publiques à l'Université Carleton et spécialiste des programmes pharmaceutiques, c'est que les usines qui fabriquent les médicaments de remplacement fonctionnent déjà à plein régime.

«Nous vivons dans une ère de production de juste-à-temps (just-in-time). Il faut comprendre que le générique est un marché en pleine expansion. Alors la production fonctionne à plein rendement en ce moment, explique-t-il. Par ailleurs, on ne peut pas stocker des médicaments à l'étranger au cas où une pénurie surviendrait quelque part.»

Selon Bertrand Bolduc, c'est toute la chaîne d'approvisionnement qu'il faut revoir. «On est dans une situation où on ne sait pas quel est le stock qu'il y a dans chaque hôpital, dans chaque grossiste, à la société. Ce n'est pas clair, ce n'est pas visible.»

En Suède, l'État possède une firme de production de médicaments génériques qui est notamment utilisée pour produire un médicament manquant, explique M. Gagnon. «Évidemment, c'est une solution à long terme. Ce qu'il faut retenir, c'est que dans les structures économiques actuelles, c'est assez difficile de régler le problème de pénurie.»

Il reste que le gouvernement québécois n'a plus le choix de trouver une manière d'éviter des pénuries comme celle qui sévit actuellement dans les hôpitaux québécois, ont déclaré d'innombrables experts du monde de la santé depuis trois semaines.

Déjà, environ 80 interventions ont été annulées dans la région de l'Outaouais la semaine dernière. En Alberta, les patients doivent désormais se procurer eux-mêmes des capsules contre la nausée en pharmacie au lieu de recevoir le produit par intraveineuse à l'hôpital pendant leurs traitements de chimiothérapie. Et les pharmaciens hospitaliers mettent un temps considérable à gérer leurs stocks depuis trois semaines.

Le plus important groupe d'achats canadien, HealthPro Canada, qui achète des médicaments pour 255 établissements à l'extérieur du Québec, a laissé entendre la semaine dernière que la pénurie pourrait durer un an.

«Depuis 2008, on assiste à une multiplication des pénuries de médicaments en raison des contrôles de qualité plus sévères des autorités, affirme Marc-André Gagnon. Oui, il y a le cas de l'usine Sandoz, mais c'est juste un symptôme de ce qui est en train de se produire de manière plus générale.»

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Le processus réglementaire

1- Santé Canada

Pour être administré au Canada, un médicament doit d'abord être homologué par Santé Canada qui s'assure de la sécurité du produit. Ce processus prend généralement quelques mois. La fréquence des inspections des fabricants et distributeurs pharmaceutiques varie d'un à trois ans. Des inspections sont parfois menées à l'étranger.

2- Le Conseil d'examen du prix du médicament

Il s'agit d'un organisme fédéral qui fixe un prix maximal de vente des médicaments brevetés à leur sortie de l'usine de fabrication. Le Conseil ne s'occupe pas des médicaments génériques. Environ 1200 produits tombent sous sa régie et ils représentent 65% des ventes de tous les médicaments au Canada.

3- Institut national d'excellence en santé et services sociaux du Québec (INESSS)

Lorsqu'une société pharmaceutique veut vendre un médicament au Québec, elle doit soumettre une demande à l'INESSS qui évalue la sécurité, le prix et les avantages de distribuer le médicament au Québec. Elle fournit ensuite ses recommandations au ministre de la Santé. Six listes de médicaments à ajouter sont soumises au ministre chaque année. Le processus d'évaluation pour chaque liste dure environ six mois.

4- La Régie de l'assurance maladie du Québec (RAMQ)

Une fois le médicament approuvé par l'INESSS, le ministre peut décider de le placer sur la liste des médicaments remboursés par la RAMQ. Les nouveaux médicaments peuvent mettre d'un à deux ans avant de se retrouver sur ce formulaire. Un médicament n'a pas besoin de figurer sur la liste de la RAMQ pour être administré au Québec, mais s'il ne s'y trouve pas, il sera uniquement remboursé par l'État dans des cas très précis.