Le tiers d’une municipalité dévasté. Cela fait beaucoup de rêves engloutis. De vies brisées. Cinq mois après la tragédie causée par la rupture d’une digue à Sainte-Marthe-sur-le-Lac, un mélange de détresse et de colère habite la communauté éprouvée.

« Ça a bien magané ma femme. »

Il y a un an et demi, la femme de Michel Gagnon, Louise Valois, a terminé ses traitements contre un cancer du sein. Elle allait mieux.

Le couple se disait que le pire était derrière lui.

C’était avant le 27 avril dernier.

Michel Gagnon et Louise Valois vivent sur le bord du lac des Deux-Montagnes, à Sainte-Marthe-sur-le-Lac, depuis 35 ans.

Quand la digue a cédé à un jet de pierre de chez eux, vers 19 h ce soir-là, leur maison a été inondée en même temps que 2500 autres de la petite municipalité des Laurentides. Quelque 6200 personnes ont été évacuées d’urgence sur une population de 18 000 personnes.

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Michel Gagnon vit sur le bord du lac des Deux-Montagnes à Sainte-Marthe-sur-le-Lac depuis 35 ans.

Mais quelque chose d’autre s’est brisé dans les jours qui ont suivi. Quelque chose de beaucoup plus compliqué à réparer.

Aujourd’hui, le tissu social de Sainte-Marthe-sur-le-Lac est en lambeaux.

Conflits, maladies, séparations, idées suicidaires : derrière les portes des maisons dévastées, d’autres drames sont nés ou ont été exacerbés depuis le 27 avril. Au point où un résidant sur deux veut désormais quitter la communauté.

La Ville a sondé 1609 ménages sur leurs intentions de quitter – ou non – la municipalité à la suite des inondations du printemps 2019. Quatre cent trente-quatre personnes ont répondu. De ce nombre, 226 familles ont affirmé qu’elles tenaient à demeurer à Sainte-Marthe-sur-le-Lac, tandis que 208 ont fait part de leur intention de déménager.

La digue qui divise

« Le matériel, ça ne me dérange pas trop, c’est juste du matériel », lance M. Gagnon, dont la maison a subi des dommages considérables. « Non, ce qui me dérange, c’est la division que ça a créé entre les riverains et les autres – une division alimentée par la mairesse [Sonia Paulus] », lâche l’homme de 70 ans.

Des riverains s’opposent au rehaussement de la digue imposé par la Ville de Sainte-Marthe-sur-le-Lac – et appuyé par Québec –, qui aura pour effet de leur bloquer la vue sur le lac des Deux-Montagnes.

La mairesse Sonia Paulus, connue pour son franc-parler, juge sévèrement les détracteurs du projet.

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Sonia Paulus est mairesse de Sainte-Marthe-sur-le-Lac depuis près de 14 ans.

La préoccupation des gens riches et célèbres, c’est leur vue. Ils se foutent des autres à l’arrière.

Sonia Paulus, mairesse de Sainte-Marthe-sur-le-Lac

Une citoyenne m’a même dit : "Occupez-vous des petits pauvres en arrière, puis nous autres, on va s’arranger avec notre mur." Bravo. Il y en a qui se foutent des autres parce qu’ils ont de l’argent », lance la mairesse en entrevue avec La Presse.

Les riverains, dont M. Gagnon, lui reprochent quant à eux de diviser pour mieux régner. « C’est rendu que c’est comme si les riverains voulaient intentionnellement mettre en péril la sécurité des autres résidants de Sainte-Marthe, se désole le septuagénaire. On passe pour les méchants alors que tout ce qu’on dit, c’est que cette hausse est déraisonnable. »

L’inondation – jumelée à « toutes les chicanes » – a « beaucoup stressé » sa femme, à qui on vient de diagnostiquer une récidive de cancer.

Depuis quelques semaines, affaiblie, confinée à un fauteuil roulant, Mme Valois ne sort presque plus de ce qui était autrefois son « havre de paix » et qui s’est transformé en « havre de tourments ».

Si, d’une part, les riverains se sentent injustement attaqués, de l’autre, sur les réseaux sociaux, la mairesse est bombardée d’insultes. Elle a tout lu et tout entendu depuis le 27 avril : chienne, bitch, salope, etc. Car, oui, elle les lit, le soir, avant de se coucher. Elle jure que cela ne l’atteint pas.

« On ne m’aura pas. J’ai beaucoup plus de colonne vertébrale que ça, lance-t-elle les yeux pleins d’eau. Ce n’est pas un petit bundle [groupuscule] de 12 personnes qui vont me faire baisser les bras. Oh, que non. »

À les entendre, dit l’avocate de 63 ans qui aura du mal à retenir ses larmes plusieurs fois durant l’entrevue, « c’est comme si c’était moi qui étais allée driller le trou dans la digue ».

Beaucoup de sinistrés accusent en effet la Ville – et certains montrent carrément du doigt la mairesse qui est au pouvoir depuis près de 14 ans – d’avoir été négligente dans l’entretien de la structure. Une demande d’action collective a d’ailleurs été déposée.

Si la mairesse avait su que la digue pouvait céder, jamais elle ne se serait installée « dans le bas » de Sainte-Marthe (la zone inondée se situe au sud du chemin d’Oka), se défend celle qui a elle-même été touchée de plein fouet par la tragédie. Elle a eu « 120 000 $ de dommages » chez elle « sans compter la perte des biens matériels », fait-elle valoir. Son conjoint, très ébranlé, est en congé de maladie. Il a même tenté de la convaincre de déménager.

Dans les premiers jours qui ont suivi la tragédie, « mon chum m’a dit, alors qu’on ne savait pas encore si on était couvert par les assurances : "Le MSP [ministère de la Sécurité publique] donne 250 000, on le prend et on décâlisse." Je l’ai pogné par les deux épaules. Il était 5 h du matin. Je l’ai brassé et je lui ai dit : "Hey, on a plus de colonne que ça" », confie-t-elle.

La mairesse n’est pas du genre à s’apitoyer sur son sort. « À 29 ans, j’ai combattu un cancer du col de l’utérus. Ç’a été une année de marde, mais j’en ai profité pour retourner aux études et faire mon droit. Cette année, c’est une autre année de marde, mais on va se relever », dit-elle.

Depuis cinq mois, la mairesse Paulus assiste toutes les semaines à des scènes déchirantes où des citoyens « s’effondrent » à l’hôtel de ville en apprenant que leur maison doit être démolie en raison de dommages trop importants.

Elle ne compte plus le nombre de fois où elle est intervenue auprès du MSP pour faire accélérer le dossier de citoyens en détresse. « Ma moyenne au batte est bonne. Ceux que je ne peux pas aider, c’est parce qu’ils ne se sont pas aidés », dit-elle dans son style direct habituel.

Avec la nouvelle digue rehaussée et renforcée, tout le monde sera en sécurité, insiste-t-elle. C’est tout ce qui compte à ses yeux.

Et le tissu social, lui, se répare-t-il ? Les riverains passeront à autre chose, croit-elle. « C’est comme un enfant, tu le chicanes puis après ça, il oublie. Il t’en veut-tu toute ta vie parce que tu l’as chicané ? », répond la mairesse.

Vivre dans un camping

Quand Julie Van Winden regarde la marque encore visible laissée par l’eau sur sa maison mobile à six pieds du sol, les larmes lui montent aux yeux : « On a eu trois minutes pour évacuer. J’ai lu la peur dans les yeux de la policière qui nous criait de sortir. Si la digue avait cédé en pleine nuit, mes enfants seraient morts. » Elle y repense souvent depuis. « C’est fini, habiter au bord de l’eau », dit-elle. Plus jamais.

Depuis cinq mois, toute la petite famille – ses enfants de 5 et de 2 ans, son conjoint, leur chat et leur chien – vit dans un camping. « Les nuits commencent à être froides », concède-t-elle. La famille s’accroche au fait qu’elle emménagera bientôt dans sa nouvelle maison à Boisbriand.

Les résidants du parc de maisons mobiles comme la famille de Mme Van Winden ont été les plus durement touchés, et de loin, par la tragédie. « On s’entraidait. On surveillait nos maisons. Mon voisin passait la souffleuse chez moi l’hiver, et moi, je lui donnais des légumes de mon jardin l’été », décrit l’éducatrice en garderie avec nostalgie.

Aujourd’hui, le parc de maisons mobiles ressemble à un gruyère. Une cinquantaine de maisons ont déjà été démolies. D’autres le seront d’ici l’hiver.

Beaucoup de résidants n’avaient pas d’assurances. C’est le cas de Chantal Gareau et Richard Salée – les voisins de Mme Van Winden –, qui ont tout perdu. Les économies d’une vie, noyées.

Leur couple, aussi, est à la dérive. Richard, qui travaille à son compte en rénovation, n’arrive pas à reprendre le travail. « Il ne décroche pas », dit-elle en pointant du menton son conjoint qui observe attentivement la pelle mécanique détruire ce qui reste de leur « petit coin de paradis ».

Si la digue a cédé, c’est parce qu’il y a eu négligence ; on ne parle pas d’une inondation ordinaire.

Chantal Gareau, sinistrée

« Or, la Ville s’en lave les mains, accuse Mme Gareau, qui elle non plus n’a pas repris le travail. Moi, j’ai perdu confiance en les autorités. »

Mylaine Plante aussi est incapable de reprendre le boulot pour l’instant. Séparée, mère de deux ados, elle n’a pas l’énergie de retourner travailler auprès d’enfants lourdement handicapés. « Avec eux, il faut être à 100 %, sinon ça ne marche pas. »

Sa maison, inondée une première fois en 2017, a été inondée à nouveau au printemps dernier alors qu’elle n’était pourtant pas située en « zone inondable ». Mme Plante avait mis tellement d’énergie dans ses travaux de rénovation qu’elle n’arrive pas à en parler sans verser une larme.

Comme sa maison a été lourdement endommagée, elle a dû se résoudre à la faire démolir. Celle qui vit depuis 22 ans à Sainte-Marthe ne veut pas quitter « sa ville », mais en même temps, l’indemnisation reçue du gouvernement du Québec est insuffisante pour lui permettre d’en acheter une autre de la même taille.

« Je vais essayer de me trouver un condo… loin de la digue », lâche celle qui a du mal à faire son deuil de sa cour arrière avec sa piscine, la vue sur le joli boisé, sans oublier « les lucioles qui illuminaient le ciel lors des belles soirées d’été ».

La rupture de la digue a brisé de nombreuses familles.

« Ça m’a coûté mon couple », lance Stéphane Bouchard, qui vivait dans un bungalow avec sa fille de 9 ans, sa nouvelle conjointe et les trois ados de cette dernière. Les jeunes ont perdu leurs chambres quand le sous-sol – « leur royaume » – a été inondé. Le papa a acheté une roulotte pour les reloger, mais autant de proximité a provoqué de trop nombreuses flammèches.

« C’était juste pu vivable », lâche l’entrepreneur en construction. Ce travailleur autonome n’avait pas les moyens de prendre des vacances. « J’ai continué à travailler 70 heures par semaine. Pas le choix, raconte l’homme de 37 ans, émotif. Je suis tombé en dépression, sauf que je n’avais pas le temps d’être en dépression. »

Comme plusieurs autres sinistrés, M. Bouchard se sent aujourd’hui « prisonnier » de sa maison. « J’aurais pu la vendre 280 000 $ avant le bris de la digue, mais là, qui va vouloir l’acheter ? », demande-t-il. Et le programme d’indemnisation mis en place par Québec n’est pas assez généreux pour lui permettre de partir, déplore-t-il.

Son voisin d’en face a choisi de manifester son mécontentement contre les autorités en tapissant sa maison de graffitis. « Je le comprends, poursuit M. Bouchard. On est traités comme des numéros. Ça prend des actions radicales pour que ça change. »

« Il a fallu qu’on crie pour pas passer l’hiver dehors », confirme un autre sinistré, Yves Bouvrette, rencontré Au champ du coq sur le chemin d’Oka. Le « resto de déjeuners » est le lieu de rendez-vous des sinistrés qui se partagent les dernières nouvelles autour d’un café. Ceux qui ont reçu l’aide de la Croix-Rouge pour se nourrir donnent furtivement à la caissière leur carte fournie par l’organisme pour régler leur repas.

La bureaucratie est « tellement lourde », se plaint M. Bouvrette. « Les autorités sont chanceuses de ne pas avoir plus de suicides que ça, lâche-t-il. On se fait dire à répétition : "Soyez patients, on vous comprend." Criss, ils ne peuvent pas nous comprendre, ils ont un toit. Ils dorment dans leur lit le soir. »

Ce travailleur d’usine vit dans ses maigres bagages depuis cinq mois. Il a logé dans une roulotte, puis chez son ex-conjointe, et il est actuellement hébergé chez une amie. « Le gars qui est rentré avec son char dans le centre communautaire de la Ville, on le comprend en maudit », poursuit-il.

PHOTO ANDRÉ PICHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Un sinistré a foncé en voiture sur les locaux d’aide aux sinistrés de Sainte-Marthe-sur-le-Lac en juin dernier.

Un sinistré a fait ce geste désespéré en juin dernier après avoir exprimé son insatisfaction contre le programme d’indemnisation du gouvernement du Québec sur les réseaux sociaux. Il fait face à des accusations criminelles.

Rire pour ne pas désespérer

La propriétaire du restaurant Céline Ste-Marie, elle-même sinistrée, partage le désarroi de ses clients. « Pour dédramatiser, on dit qu’on habite Sainte-Marthe-dans-le-Lac », lance la femme d’affaires. Son client, M. Bouvrette, opine de la tête : « Oui, si on ne rit pas un peu, on va se suicider. »

Caroline Monastesse, elle, a eu « très peur » de voir son conjoint commettre l’irréparable. Quatre jours après le sinistre, elle l’a conduit aux urgences. Il pleurait sans arrêt. « J’ai craqué », dit Hugo Messier, qui prend des antidépresseurs « pour la première fois de sa vie » depuis.

Depuis un an, le couple encaisse une épreuve après l’autre. Caroline a récemment combattu un cancer du pancréas pour lequel elle doit être réopérée bientôt. En plus de souffrir d’une dépression, Hugo a attrapé la salmonellose en décontaminant leur maison inondée. Celui qui n’était « pas gros d’avance » a maintenant la peau sur les os. Et récemment, l’une de leurs deux fillettes a reçu un diagnostic de graves troubles de langage.

Caroline et Hugo, tous deux en arrêt de travail, ne roulent pas sur l’or. Le couple a réintégré sa modeste maison, mais il se peut qu’elle doive être démolie. Il devra se trouver un nouveau toit pour l’hiver.

« Legault a promis qu’il ne nous laisserait pas tomber, mais la réalité, c’est qu’on est abandonnés à notre sort », lâche le père de famille.

Le couple ne baisse pas les bras. Pour conjurer le sort, il a même décidé de se marier l’an prochain. La maman malade est convaincue d’une chose : « À un moment donné, le malheur va nous donner un break. »

Cinq mois plus tard

25 personnes toujours à l’hôtel

64 maisons démolies, dont 53 maisons mobiles

148 autres maisons à démolir

100 entreprises sinistrées

1612 dossiers ouverts au Programme général d’indemnisation et d’aide financière au ministère de la Sécurité publique (MSP)

Près de 38 millions de dollars versés par le MSP

144 intervenants du CISSS des Laurentides, auxquels se sont joints 75 collègues d’autres régions, ont réalisé 9680 heures d’intervention psychosociale sur le terrain.

Sources : Ville de Sainte-Marthe-sur-le-Lac (données disponibles en date du 25 septembre 2019), ministère de la Sécurité publique du Québec et CISSS des Laurentides