Quatre enfants ont été tués par des chiens dans le Grand Nord québécois depuis 2014, dont un petit garçon mort il y a trois semaines. Une série de drames qui révèle le risque de morsure extrêmement élevé auquel sont exposés les enfants de la région, où les chiens errants abondent et la stérilisation est inaccessible. La solution appliquée : les abattages massifs, qui se multiplient.

Le petit Sam*, 4 ans, a perdu la vie au moment où il jouait à l’extérieur, dans son village du Nunavik, le 11 janvier dernier. Sur son cercueil, un ami de la garderie a déposé deux tracteurs jouets, pour qu’il puisse jouer « avec le petit Jésus », a relaté à La Presse un grand-père de la communauté.

Sam « devait aller à l’école l’an prochain », a confié Annie Alaku, la mairesse suppléante de Salluit, village où le drame s’est produit. « Il avait 4 ans et avait été adopté par une famille de la communauté. Ses parents biologiques sont venus pour les funérailles, pour lui dire adieu. »

C’était un gros choc « pour tout le monde, pour toute la communauté », a-t-elle continué. « Tout le monde était triste et avait très peur. » « Nous disons aux enfants qu’on ne veut plus qu’ils se retrouvent seuls, qu’ils devraient appeler un adulte pour rentrer à la maison après l’école. »

Le garçon est le quatrième enfant tué par un chien au Nunavik depuis 10 ans, contre aucun dans le reste du Québec durant la même période. Le Nunavik compte seulement 13 000 habitants. Rapporté à la population totale du Québec, c’est comme si 2600 enfants avaient été tués par des chiens dans la province en une décennie.

« Pas des animaux de compagnie »

Directrice de Saturviit, l’Association des femmes inuites du Nunavik, Nancianne Grey qualifie de « tragique » la mort du petit garçon de Salluit. La native de Kangirsuk explique que si les chiens « font partie intégrante de la culture inuite », il y a « clairement un problème de chiens errants depuis des années » au Nunavik.

Le manque de vétérinaires dans les communautés rend le contrôle des populations canines complexe, dit-elle. Mme Grey explique aussi que bien que les chiens ne jouent plus un rôle vital dans le quotidien des Inuits comme autrefois, « certains utilisent encore les chiens de traîneau pour aller chasser ».

La majorité des propriétaires de chiens en prennent soin et les tiennent attachés, assure Mme Grey. Mais dans le Nord, plusieurs chiens sont « très territoriaux » et ne sont « pas des animaux de compagnie comme on les connaît dans le Sud ».

En 2014, une petite fille de 4 ans est morte à Puvirnituq après avoir été attaquée par un chien. L’animal était attaché, mais la fillette s’en était approchée. Elle avait subi d’importantes blessures au cou. En 2019, un garçon de 23 mois a perdu la vie à Kangiqsujuaq après avoir été attaqué par des chiens de traîneau non attachés qu’il avait approchés. L’enfant est mort d’un « traumatisme cervical contondant, compatible avec un secouage vigoureux de la victime par un animal ». En 2022, un autre enfant de 23 mois est mort à Quaqtaq après avoir été mordu une quinzaine de fois aux fesses et aux jambes par une chienne de race husky. La petite présentait notamment une plaie très profonde à l’aine gauche.

Attaques de chiens signalées à la police au Nunavik

2021 : 0
2022 : 2 (un enfant blessé à Kangiqsujuaq, un enfant de 2 ans mort à Quaqtaq)
2023 : 5 (les victimes, âgées de 5, 8, 21, 34 et 22 ans, étaient toutes de Puvirnituq)
2024 : 1 (un enfant de 4 ans mort à Salluit)

Source : Service de police du Nunavik

Directeur des communications à l’Administration régionale Kativik (ARK, ou KRG en anglais), Denis Abbott explique que le contrôle et la réglementation concernant les animaux sont « la responsabilité des municipalités » au Nunavik. L’organisation dit soutenir les 14 municipalités de la région en donnant notamment « des conseils techniques » et en « partageant les meilleures pratiques » en la matière.

Plus de 200 chiens tués

Dans la foulée du drame de Salluit, la municipalité a capturé de 70 à 90 chiens errants, a fait savoir le trésorier du village, Adamie Saviadjuk, dans un message publié sur Facebook le 13 janvier.

Dans ce message, M. Saviadjuk indique que la municipalité appliquera plus sévèrement sa réglementation encadrant les chiens. « Quiconque est propriétaire d’un chien devra recevoir une copie de la loi. Cette loi devra être suivie et respectée », a écrit M. Saviadjuk.

La veille, M. Saviadjuk avait écrit aux citoyens de Salluit pour les prier de garder leurs chiens attachés le lendemain et pour les avertir de rester à l’intérieur toute la journée le temps que des travailleurs « éliminent les chiens errants » dans le village.

PHOTO OLIVIER JEAN, ARCHIVES LA PRESSE

Puvirnituq, au Nunavik

Durant les Fêtes, le village de Puvirnituq avait procédé également à un abattage massif de chiens errants à la suite de nombreuses attaques contre des citoyens : 142 animaux ont été abattus, a confirmé le maire Paulusie Angiyou en entrevue téléphonique. Cinq personnes ont été attaquées par des chiens à Puvirnituq en 2023. Un nombre particulièrement élevé comparativement à la moyenne, selon des données du Service de police du Nunavik.

Devant l’ampleur de la crise, l’école du village avait même dû fermer ses portes.

« Les chiens s’en prenaient aux gens, c’est pourquoi il fallait agir. Ils s’en prenaient à tout le monde. Certains ont été mordus », a expliqué le maire de Puvirnituq en entrevue avec La Presse. L’abattage, « c’est ce que les gens demandaient ». Sa collègue Annie Alaku, mairesse suppléante de Salluit, abonde dans le même sens : « Il y a trop de chiens. »

Dans la foulée de la mort du petit Sam à Salluit, de nombreux habitants de la région ont d’ailleurs exprimé leur ras-le-bol face à la menace que font peser les chiens errants sur la population.

« Il est temps de s’en débarrasser avant qu’il ne soit trop tard », a affirmé une femme sur Facebook. « Bien d’accord, j’ai été poursuivi par un chien en conduisant vers ma maison », a renchéri une autre. « C’est un très gros problème, trop de chiens n’ont pas de maison et n’ont pas de nourriture », a expliqué Marsha Akparook à La Presse.

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, ARCHIVES LA PRESSE

L’accès aux soins vétérinaires n’est pas simple au Nunavik, ce qui fait en sorte que peu de chiens sont stérilisés.

La question de la gestion des chiens est historiquement chargée au Nunavik. Entre les années 1950 et 1970, les forces de l’ordre avaient procédé à l’abattage massif de chiens dans les communautés du Nunavik. Dans un rapport sur le sujet remis en 2010, l’ex-juge Jean-Jacques Croteau écrivait que « la controverse concernant les chiens » au Nunavik est arrivée « après la sédentarisation des Inuits ». Dans ces années, le gouvernement a rendu l’école obligatoire pour les jeunes Inuits. Pour se rapprocher des écoles, les Inuits se sont installés en masse dans les villages avec leurs chiens de traîneau, qui pendant des années avaient été essentiels à leur mode de vie nomade.

Pour éviter les attaques dans des villages remplis de chiens, les autorités avaient à l’époque forcé leurs propriétaires à les attacher, sous peine de les abattre. « Comment est-il possible de croire que les Inuits, qui étaient nomades presque jusqu’à ce moment, pouvaient en un si court laps de temps adopter les valeurs et les idées du Sud, écrit l’ex-juge Croteau dans son rapport. Clairement, les familles inuites avaient besoin de temps pour s’adapter. À la place, les autorités administratives ont décidé d’utiliser “la loi et l’ordre” pour régler la problématique des chiens. »

En 2011, le gouvernement québécois a reconnu ses torts dans ce dossier et versé 3 millions de dollars à la Société Makivik. Au niveau fédéral, des discussions sont en cours sur le sujet avec la Société Makivik. « Dans le cadre des activités du Comité de partenariat entre les Inuits et la Couronne, la prise en compte des répercussions de l’abattage des chiens au Nunavik est considérée comme un élément prioritaire commun depuis 2017 », indique le ministère des Relations Couronne-Autochtones, qui ajoute que « ces travaux se poursuivent ».

Le manque de soins vétérinaires en cause

La professeure de médecine vétérinaire Cécile Aenishaenslin s’intéresse aux chiens du Nunavik (et à leurs morsures) depuis plusieurs années. Elle se dit « quand même » découragée par le manque d’action des pouvoirs publics devant un problème complexe, mais soluble.

PHOTO FOURNIE PAR L’UNIVERSITÉ DE MONTRÉAL

La professeure de médecine vétérinaire Cécile Aenishaenslin

Selon ses recherches et celles de ses collègues, les membres de communautés nordiques – et particulièrement les enfants de ces communautés – s’exposent à un risque de morsure éminemment plus grand que le reste de la population. Et comme les enfants sont plus petits, les morsures peuvent leur être plus souvent fatales.

« C’est une situation qui perdure et à laquelle on ne s’attaque pas très fort depuis longtemps », a commenté Mme Aenishaenslin en entrevue téléphonique, cette semaine. Un programme complexe de prévention de la rage existe dans la région et les morsures de chien « créent clairement plus de mortalité que le virus de la rage », a-t-elle illustré.

En cause : le manque de soins vétérinaires dans le Grand Nord, qui fait en sorte que peu de chiens sont stérilisés.

Les abattages massifs, « ce n’est pas quelque chose qui devrait être considéré comme la solution », a affirmé la professeure.

« Ce qu’il faudrait faire, c’est s’asseoir avec ces communautés et déterminer un vrai programme qui viserait à minimiser les risques qui sont associés à la présence de ces chiens-là tout en maximisant les bénéfices et en gardant les chiens dans ces communautés. Parce que c’est important, ils veulent garder leurs chiens. Ils ont plein de bénéfices pour leur santé physique et mentale. »

CLINIQUE VÉTÉRINAIRE DE KUUJJUAQ

La clinique vétérinaire de Kuujjuaq, construite en 2022

Une clinique vétérinaire a ouvert ses portes à Kuujjuaq en 2022. « Ça, c’est un progrès », a fait valoir Mme Aenishaenslin. La clinique n’est toutefois pas occupée en permanence par un professionnel ; des étudiants en formation y font des séjours de deux semaines quelques fois par année. Et comme les 14 villages du Nunavik ne sont pas reliés par la route entre eux, il est difficile de faire stériliser un animal ailleurs que dans cette communauté.

* Prénom fictif