Pour des dizaines de milliers de personnes, dont beaucoup déjà établies au Canada, le 1er juillet est un douloureux rappel que leur rêve tarde à se concrétiser. Les monstrueux retards accumulés dans le traitement des dossiers d’immigration, doublés d’une dispute fédérale-provinciale sur l’admission des immigrants au Québec, plombent les plans de ceux qui souhaitent faire leur vie au pays.

Chunxiao Zhao ne comprend pas.

Son dossier est pourtant très simple, dit-elle. « J’ai 25 ans. Je suis célibataire. Je suis diplômée de HEC Montréal. J’ai un emploi. Je parle français et anglais. J’ai obtenu mon certificat de sélection du Québec en 2019. Et pourtant, deux ans après le dépôt de ma demande de résidence permanente, je n’ai toujours pas de nouvelles d’Immigration Canada. Pourquoi ? C’est incompréhensible. »

Malgré les manifestations, les lettres ouvertes, les multiples moyens de pression exercés par les députés dans la dernière année, ils sont encore des dizaines de milliers, comme Chunxiao Zhao, à voir leur rêve canadien coincé dans les dédales d’un système débordé. Au printemps dernier, selon des données obtenues par Radio-Canada, plus de 50 000 dossiers de titulaires d’un « certificat de sélection du Québec » (CSQ) qui ont déposé une demande de résidence permanente au Canada attendaient toujours que leur dossier soit traité par Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC).

PHOTO YAN DOUBLET, ARCHIVES LE SOLEIL

Évènement organisé par le groupe de pression Le Québec c’est nous aussi en solidarité avec les gens en attente de leur résidence permanente, devant l’Assemblée nationale à Québec, le 11 mai dernier. Sur le photo, Thibault Kamara, dont le dossier est en attente.

« On estime que IRCC est en train de traiter des dossiers reçus fin 2019, début 2020 », évalue Charles, l’un des administrateurs d’un groupe de soutien Facebook qui rassemble des demandeurs de résidence permanente qui sont installés au Québec ou qui souhaitent le faire. « Mais on a aussi des cas de gens dont les dossiers ont été déposés depuis 2018 et qui sont toujours en attente. » Ce Montréalais d’origine européenne, qui travaille dans le domaine de l’aéronautique et qui préfère rester discret sur son statut migratoire, vit au Québec depuis cinq ans et a déposé sa demande de résidence permanente l’été dernier.

« Ça brise des vies », résume le député néo-démocrate de Rosemont–La Petite-Patrie, Alexandre Boulerice, dont l’équipe est très souvent sollicitée dans l’espoir de faire débloquer des dossiers. « Et ça nous prive en plus de compétences et de talents. »

« Il y a des limites à mettre ça sur le dos de la pandémie, dit le député. Les fonctionnaires du ministère de l’Immigration ne sont pas disparus du jour au lendemain, même s’ils sont en télétravail. »

On ne comprend pas pourquoi le Ministère n’a pas les ressources nécessaires pour traiter les cas.

Alexandre Boulerice, député néo-démocrate de Rosemont–La Petite-Patrie

Dans un message envoyé mercredi soir, IRCC a indiqué ne pas avoir sous la main de données à jour outre que celles dévoilées ce printemps sur le traitement des dossiers de travailleurs qualifiés.

La paralysie est telle que le Ministère est devenu « complètement dysfonctionnel », dit le député, incapable de régler même les dossiers les plus simples. Il cite un autre dossier, celui d’une médecin française recrutée par un hôpital montréalais. Son permis de travail a été approuvé… mais il ne lui a jamais été posté. Impossible pour elle de commencer à travailler tant qu’elle n’avait pas en main le fameux permis. « Il était resté sur le bureau ! Il n’y avait personne qui avait pu mettre ce permis de travail dans une enveloppe pour lui envoyer ! », s’exclame Alexandre Boulerice. « C’est un autre exemple d’une situation absolument absurde, comme si, en ce moment, on avait trop de médecins puis qu’on pouvait se priver de quelqu’un avec ces compétences… »

Contactée par La Presse, la médecin, qui préfère garder l’anonymat, a confirmé avoir vécu difficilement cette période d’incertitude et remis son projet d’immigration en question. « Je n’avais aucune idée du délai que j’allais avoir pour commencer le travail. J’ai dû contacter IRCC plusieurs fois par semaine pendant deux mois. »

Des retards qui coûtent très cher

Si la demande de résidence permanente de Chunxiao Zhao, relativement simple à faire cheminer, tarde toujours à aboutir, celle de la famille du réfugié Brice Biampandou, plus complexe à traiter, est engluée dans les circuits bureaucratiques depuis maintenant plus de quatre ans. « On dit toujours que les retards ont été causés par la COVID-19, dit ce Montréalais d’adoption. Mais c’est faux ! Ça dure depuis beaucoup plus longtemps. »

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

Brice Biampandou, originaire du Congo-Brazzaville, a obtenu le statut de réfugié au Canada en 2015.

Originaire du Congo-Brazzaville, M. Biampandou était un juriste qui a aidé des citoyens canadiens aux prises avec les autorités de ce pays où la corruption est endémique. Menacé à son tour par les autorités, il a obtenu un statut de réfugié au Canada en 2015. Deux ans plus tard, il a entrepris les démarches pour faire venir les membres de sa famille. En février 2019, IRCC demande aux neuf membres de la famille Biampandou à Brazzaville de se rendre à Kinshasa, dans le pays voisin de la République démocratique du Congo, pour y passer un examen médical qui sera reconnu par les autorités canadiennes. Normalement, cet examen médical est l’une des toutes dernières étapes avant la délivrance des visas.

Brazzaville et Kinshasa ont beau être des villes voisines séparées par le fleuve Congo qui marque la frontière, le voyage n’est pas simple pour autant. Le coût de cette expédition, soit les frais de transport, une nuit d’hôtel et les frais des examens médicaux pour les huit enfants et la femme de M. Biampandou, revient à 5000 $ US. En 2019, en empruntant à diverses personnes, l’homme a pu payer le voyage pour sa famille.

Les examens terminés, les passeports ont été envoyés à l’ambassade du Canada à Dakar, au Sénégal, en février 2019 pour y recevoir le précieux tampon, une opération qui prend normalement deux mois, dit M. Biampandou. Mais depuis ce temps, « rien ne se passe », ajoute-t-il.

Pire : un an plus tard, en avril 2020, Immigration Canada l’a avisé que les résultats des examens médicaux de février 2019 n’étaient plus valides, et que les postulants devaient refaire les tests. Mais pour retourner à Kinshasa, il faut trouver une autre somme de 5000 $ US et avoir en main des passeports… qui sont encore à l’ambassade du Canada à Dakar !

Pour Brice Biampandou, ç’en était trop. Il a interpellé des députés et écrit au ministre Marco Mendicino dans l’espoir qu’IRCC reconnaisse sa responsabilité. « Je ne peux pas payer encore 5000 $ US, je suis déjà criblé de dettes », dit l’homme qui vit de l’aide sociale pour pouvoir s’occuper à plein temps d’un fils handicapé qu’il a au Canada. « Et de plus, on ne me donne aucune assurance que si je fais refaire les examens médicaux, les visas seront délivrés. »

Le « ping pong » fédéral-provincial

« Le pire, dit le député Alexandre Boulerice, c’est l’incertitude. C’est de se faire dire : “On ne sait pas où est rendu votre dossier, la décision n’a pas encore été prise.” Le Ministère est incapable de donner aux gens des réponses précises. »

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, ARCHIVES LA PRESSE

Alexandre Boulerice, député néo-démocrate de Rosemont–La Petite-Patrie

Les gens ne demandent pas que leur dossier soit réglé les yeux fermés. Ils veulent avoir un calendrier, ils veulent avoir une échéance.

Alexandre Boulerice, député néo-démocrate de Rosemont–La Petite-Patrie

Pour ajouter à la confusion, l’obtention d’un CSQ par le ministère québécois de l’Immigration ne signifie pas que l’obtention de la résidence permanente par le fédéral ne sera qu’une formalité. Depuis des années, Québec délivre plus de CSQ que le nombre d’immigrants qu’il demande à l’IRCC d’admettre dans la province chaque année – le seuil d’immigration a été ramené à 40 000 personnes en 2019. Les travailleurs qualifiés qui ont obtenu leur CSQ attendent actuellement en moyenne plus de 2 ans (27 mois) pour obtenir leur résidence permanente canadienne. Ailleurs au pays, l’attente est de six mois.

« Les gens doivent comprendre que nous ne sommes pas de nouveaux arrivants », dit Charles. Le groupe de pression Le Québec c’est nous aussi évalue d’ailleurs que la très grande majorité des demandeurs de résidence permanente qui ont obtenu leur CSQ est déjà établie au Québec, puisqu’elle est arrivée ici en passant par d’autres voies, dont le Programme d’expérience québécoise.

« Tout le monde se renvoie la balle », dit Chunxiao Zhao, qui se demande parfois si elle n’aurait pas dû s’établir à Toronto, où elle avait atterri avant de choisir de venir à Montréal. « Le fédéral dit que c’est à cause de M. Legault qui a réduit ses quotas, et M. Legault dit que c’est le fédéral qui a ralenti le processus. On ne sait plus qui on doit blâmer. »

« Ce jeu de ping-pong entre les différents [ordres de gouvernement], c’est un manque de respect, dit Charles. C’est profondément déshumanisant pour les immigrants. »