« Il y a une partie de moi qui se dit tous les jours qu'on aurait pu et dû faire mieux. » En ce lendemain de veillée nationale pour les femmes autochtones disparues et assassinées au pays, la commissaire Michèle Audette a accepté de faire le point sur les travaux, souvent critiqués et plombés par plusieurs départs, de l'enquête fédérale chargée de faire la lumière sur les causes systémiques de la violence envers les femmes autochtones.

« Cette commission n'a pas eu tout ce qu'il fallait », admet Michèle Audette, dans une longue entrevue à La Presse. L'Innue de la Côte-Nord, qui a même songé à quitter le navire cet été, ne cache pas son amertume, encore déçue de la décision d'Ottawa de prolonger les travaux de six mois, alors que les commissaires réclamaient un sursis de deux ans.

« Si je pars, je n'ai pas la chance de signer un rapport qui dit ce que je vis en ce moment. Si je reste, je fais partie de l'histoire dans un rapport officiel qui va dire : voici les complexités [qui existent] et, surtout, voici ce qu'il reste à faire », confie-t-elle. Le rapport final de l'enquête sur les femmes autochtones disparues et assassinées doit être remis au plus tard le 30 avril 2019.

Le gouvernement fédéral n'a d'ailleurs pas encore précisé quel montant serait accordé pour financer les travaux d'ici au nouveau délai. Il ne reste donc qu'un peu plus de six mois aux quatre commissaires pour boucler leurs travaux alors qu'ils entament tout juste la dernière étape avant la rédaction, celle des auditions institutionnelles et d'experts.

« On avait là une chance extraordinaire de prendre le temps, avec les provinces et les territoires, avec les municipalités et les institutions, de faire le lien avec la preuve que nous avons amassée avec les familles, pour attacher tout ça ensemble. » - Michèle Audette

Les audiences se tiendront de façon intensive jusqu'au 31 décembre prochain.

En effet, c'est à cette date que viennent à échéance les décrets adoptés par les provinces donnant à la Commission le pouvoir de délivrer des assignations à comparaître. « [Le délai de six mois] nous permet de ne traiter que de quelques enjeux et c'est très difficile d'avoir des gens des institutions [en si peu de temps] », regrette la commissaire Audette.

Néanmoins, Michèle Audette ne croit pas qu'il aurait été possible d'accorder moins de temps aux quelque 1200 familles endeuillées et survivantes qui ont partagé leurs témoignages aux quatre coins du Canada. « Même sans délai supplémentaire, le contexte sociopolitique et émotionnel nous aurait amenés au même point », maintient-elle.

ATTENTES ÉLEVÉES, MANDAT TROP LARGE

L'ex-militante soutient par ailleurs que le mandat initial de la commission, réclamée depuis des dizaines d'années, avait créé des attentes élevées partout au pays. « C'est tellement, tellement sensible et vaste. Le décret était trop large » pour la période de temps alloué, estime-t-elle. « Comment voulez-vous que l'on puisse gratter 500 ans d'histoire ? »

Elle déplore au passage que des « organisations autochtones », entre autres, aient « joué avec le message et l'émotion des familles » en laissant croire que l'enquête se chargerait de rouvrir chaque cas de disparitions et d'assassinats de femmes autochtones. Elle n'hésite pas cependant à admettre que la Commission aurait dû être plus claire dès le départ.

« Je l'assume, je n'ai pas peur de le dire. On aurait pu faire mieux et on avait le devoir de le faire. » - Michèle Audette

Elle reconnaît également que la « direction » a tardé à être établie alors que les « demandes » fusaient de toutes parts. L'étendue du territoire à couvrir et la « culture organisationnelle » gouvernementale n'ont pas non plus facilité l'exercice.

Ces facteurs ne sont pas étrangers à la vingtaine de départs et démissions survenues depuis le démarrage de l'enquête en septembre 2016, concède à mots couverts Michèle Audette. « C'est un grand navire encore », dit-elle. Elle a elle-même remis en question son avenir au sein de la Commission cet été après la décision d'Ottawa sur le prolongement du mandat.

« ALLER JUSQU'AU BOUT »

L'annonce du fédéral a ravivé chez elle « une vieille rage », elle qui a milité ardemment pour la mise en place d'une telle commission à l'époque où elle était présidente de l'Association des femmes autochtones du Canada. Et pourquoi donc est-elle restée ? « Il faut que j'aille jusqu'au bout », confie la principale intéressée à La Presse.

Parce qu'il y a le « côté noir et difficile », mais il y a aussi le rêve de faire bouger les choses. « Je veux qu'on se rappelle, dans 20 ans, non pas le nombre de démissions, mais les lois qui auront changé, les projets de loi qui respecteront des principes », exprime-t-elle, convaincue que l'enquête fédérale contribuera à terme à un changement de culture.

« Parce que l'enquête fait partie de plusieurs stratégies pour contrer la violence face aux femmes autochtones. Elle devient un morceau du puzzle », croit-elle. « Cette commission a été un outil pour mobiliser des gens, elle a fait partie d'un processus de guérison pour certains [...]. L'outil, il a dérangé, aussi imparfait qu'il ait pu être, et il continue de le faire. »

Hier, des familles de femmes autochtones disparues et assassinées au Canada se sont rassemblées à la mémoire des victimes. Même si elle sait que la Commission en a déçu certaines, Michèle Audette tient à les remercier d'avoir « guidé » leurs travaux. « Je leur dis qu'après l'enquête, il faudra continuer. Il ne faut pas lâcher prise tant que la justice ne sera pas au rendez-vous. »

Photo Olivier Pontbriand, La Presse

Michèle Audette, commissaire de l'Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées

L'enquête nationale en cinq dates

Septembre 2016 : Début des travaux

Juillet 2017 : L'une des cinq commissaires, Marilyn Poitras, et la directrice générale, Michèle Moreau, démissionnent à deux semaines d'intervalle.

Novembre 2017 : Les premières audiences sur le sol québécois se tiennent à Mani-Utenam sur la Côte-Nord.

Mars 2018 : La commissaire en chef, Marion Buller, réclame à Ottawa d'accorder à l'enquête une prolongation de deux ans, accompagnée d'un budget additionnel de 50 millions.

Juin 2019 : Date à laquelle la Commission doit fermer les livres, deux mois après la livraison prévue du rapport final.