Des individus qui offraient sur le dark web des substances potentiellement mortelles des dizaines de fois plus puissantes que l'héroïne, qui faisaient leurs transactions en cryptomonnaie et qui exportaient la drogue, par courrier, partout à travers le monde.  La Gendarmerie royale du Canada a mené il y a un an une enquête spectaculaire comme on n'en avait jamais vu au pays, qui a permis hier d'envoyer un premier suspect derrière les barreaux pour les 10 prochaines années.

UNE DOUANIÈRE EN DÉTRESSE RESPIRATOIRE 

Tout commence le 26 avril 2017, lorsqu'une agente des services frontaliers de faction au Centre de tri Léo-Blanchette de Postes Canada, dans l'arrondissement de Saint-Laurent à Montréal, souffre de problèmes respiratoires après avoir manipulé une enveloppe. Ses collègues découvrent que l'enveloppe contient du fentanyl, un opioïde 40 fois plus puissant que l'héroïne et potentiellement mortel. Ils poursuivent leurs vérifications et trouvent 14 autres lettres similaires au centre de tri contenant elles aussi du fentanyl. Les douaniers communiquent avec leurs collègues de la GRC, qui amorcent une enquête baptisée Crocodile. 

LE CÔTÉ OBSCUR DU WEB 

Les enquêteurs de l'UMECO (Unité mixte d'enquête contre le crime organisé) identifient rapidement un vendeur de stupéfiants sur le dark web utilisant le pseudonyme Pharmaphil comme l'expéditeur possible des enveloppes. Les policiers constatent que l'achat des produits se fait avec des bitcoins et demandent l'aide des autorités américaines. Ils font simultanément appel à d'autres corps de police du reste du Canada et des États-Unis pour que ceux-ci fassent des achats contrôlés à Pharmaphil, en se faisant passer pour des particuliers. Une agence américaine analyse les transactions faites en cryptomonnaie liées à Pharmaphil et conclut que c'est un certain Daniel Mitrache qui reçoit les sommes. Elle transmet l'information à la GRC. 

BÉNIS DES DIEUX 

Daniel Mitrache réside en Espagne mais dans certains documents, il donne une adresse à Mercier, dans le sud-est de Montréal. Les enquêteurs commencent à surveiller la maison et identifient rapidement l'un des occupants, Robert Mitrache, frère de Daniel. Dès le premier jour de la filature, ils voient ce dernier déposer des enveloppes dans des boîtes aux lettres de Montréal. Il dépose les enveloppes dans le coffre de sa voiture et utilise un sac de plastique pour les manipuler. Durant des jours, les policiers saisiront dans les boîtes aux lettres disséminées aux quatre coins de Montréal - jamais les mêmes - plus de 85 enveloppes destinées à plusieurs pays. Certaines sont au nom des faux acheteurs de la police. Dans celles-ci, les policiers trouveront au total 81 g de carfentanil (une drogue elle-même 100 fois plus puissante que le fentanyl), 21 g de fentanyl, 700 papiers buvards contenant du carfentanil et plus de 55 g d'héroïne. 

MYSTÉRIEUSE MAISON JUMELÉE

Durant les filatures, Mitrache s'arrête régulièrement à une maison jumelée de Châteauguay - occupée par un couple -, où il semble cueillir les enveloppes, avant de les poster. Le 14 décembre 2017, les limiers y font une entrée subreptice et découvrent, dans une pièce au sous-sol, des gants de latex, un masque à particules et d'autres pièces d'équipement qui donnent à penser qu'ils sont en présence d'un laboratoire. Ils trouvent également des enveloppes similaires à celles saisies ces dernières semaines dans les boîtes aux lettres de Montréal et au Centre de tri Léo-Blanchette, et des feuilles pliées en trois, comme celles qui recouvrent les substances dans chacune des enveloppes. Pas de doute, c'est ici que la drogue est préparée pour l'envoi, croit la police. 

« DIS À TON CHUM D'APPELER MON BOSS » 

Le 16 décembre 2017, jour des arrestations, la GRC envoie un agent double sonner à la porte de la maison jumelée. La femme répond et le policier se fait passer pour un criminel. L'objectif est de provoquer des réactions sur les téléphones des suspects qui ont été mis sur écoute. « Dis à ton chum d'appeler mon boss. Il doit payer une cut s'il veut continuer à travailler », dit le policier, en remettant un bout de papier sur lequel sont inscrits un surnom, Marty, et un numéro de téléphone. Le piège fonctionne. La femme joint son compagnon, qui appelle le fameux Marty, en niant tout. Mais Marty insiste et les deux hommes conviennent de se rencontrer. L'occupant de la maison jumelée appelle Mitrache pour qu'il observe le rendez-vous, dans l'espoir d'identifier Marty. Mais Mitrache, son interlocuteur et sa femme sont arrêtés peu après.  

TRAHI PAR D'AUTRES ENVELOPPES 

En perquisitionnant dans la maison jumelée le jour des arrestations, les policiers ont encore mis la main sur 958 g de fentanyl, 127,5 g de carfentanil, 1800 buvards imbibés de carfentanyl, 60 buvards imbibés de fentanyl, 472 comprimés correspondant à du fentanyl et 24 g d'héroïne. Ils ont également trouvé des enveloppes provenant d'Espagne et destinées à une adresse de Sherbrooke. En janvier dernier, les policiers se sont rendus à cette adresse et ont interrogé un ancien locataire. Ce dernier a admis avoir eu une dette de drogue et expliqué que, pour la rembourser, il devait recevoir des enveloppes en provenance d'Espagne et les remettre à un certain Rob, en l'occurrence Robert Mitrache. 

LOURDE PEINE 

Mitrache, qui aura 31 ans dans quelques jours, et les deux autres ont été accusés de complot pour exporter des substances, d'exportation de substances, de possession de substances dans un but de trafic et de trafic de substances. Mitrache a plaidé coupable aux quatre chefs hier et a été condamné à 12 ans de pénitencier. Le processus judiciaire poursuit son cours pour les deux autres. L'avocat de Mitrache, Me Pierre Lécuyer, a souligné durant sa courte plaidoirie que son client n'avait pas d'antécédents judiciaires, qu'il n'était pas la tête du réseau et qu'il n'avait pas fait beaucoup d'argent avec ces activités. Tant la juge Nathalie Duchesneau de la Cour du Québec que la procureure de la poursuite fédérale, Me Marie-Ève Parent, ont insisté sur la dangerosité des substances trafiquées.  

180 000 DOSES POTENTIELLEMENT MORTELLES 

Durant sa plaidoirie, Me Marie-Ève Parent a en effet indiqué que les quantités de fentanyl et de carfentanil saisies durant l'enquête Crocodile représentaient plus de 180 000 doses potentiellement mortelles pour l'être humain. Des saisies encore plus importantes de ces drogues ont été faites dans le passé ailleurs au Canada, mais l'enquête Crocodile serait la première au Canada menée contre un réseau aussi sophistiqué qui offrait du fentanyl sur le dark web, se faisait payer en cryptomonnaie et distribuait la drogue par la poste partout dans le monde.  

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Pour joindre Daniel Renaud, composez le 514 285-7000, poste 4918, écrivez à drenaud@lapresse.ca ou écrivez à l'adresse postale de La Presse.

Photo La Presse

Le 14 décembre 2017, Robert Mitrache est capté par les caméras de surveillance d'une succursale de Postes Canada de la Place LaSalle alors qu'il débourse près de 400 $ pour des enveloppes.

Photo La Presse

Sur cette photo prise l'hiver dernier, Robert Mitrache dépose dans le coffre de sa voiture des enveloppes emballées dans un sac de plastique qu'il vient de cueillir dans une maison jumelée de Châteauguay.