Le seul cadre de SNC-Lavalin qui sera jugé au Canada pour la corruption en Libye multiplie les astuces pour placer sa fortune à l'abri. Au point où le fisc a dû prendre des mesures exceptionnelles lundi, de peur qu'il déclare faillite ou dilapide ses biens à l'approche de son procès, a appris La Presse.

Une équipe d'experts de l'Agence du revenu du Québec a exposé les astuces de Sami Bebawi dans une requête à la Cour supérieure obtenue par La Presse hier.

Ancien vice-président directeur de SNC-Lavalin, M. Bebawi doit subir en avril son procès pour corruption, fraude, recyclage des produits de la criminalité et possession de biens criminellement obtenus.

Hier, l'autre ancien cadre accusé dans cette affaire, Stéphane Roy, a bénéficié d'un arrêt des procédures pour cause de délais déraisonnables. Mais Bebawi, lui, s'est déjà vu refuser une requête du même type. Il devra se défendre en cour. Il risque 14 ans de prison s'il est reconnu coupable.

18,5 millions disparus à Dubaï

Or, selon l'Agence du revenu du Québec, dès que Bebawi a su que la police était sur la piste de la corruption chez SNC-Lavalin, en 2012, il a multiplié les manoeuvres pour mettre des millions à l'abri.

Voici ce que les vérificateurs fiscaux ont découvert :

Le 23 avril 2012, 10 jours après la première perquisition de la GRC chez SNC-Lavalin, Bebawi s'est rendu à la Banque CIBC pour accéder à un coffre-fort qu'il y détenait. On ignore ce qu'il y a fait, mais lorsque a police a inspecté le coffre un an plus tard, il ne contenait plus que le testament de Bebawi et quelques bijoux.

Le surlendemain, il a fait don à ses proches de trois immeubles qui lui appartenaient personnellement. Il a donné à sa conjointe de l'époque sa résidence de l'avenue McDougall, à Outremont, évaluée à 1,4 million. Il a aussi cédé à la fiducie familiale dont ses enfants sont bénéficiaires un immeuble de 1,8 million, rue Stanley, à Montréal, et une autre propriété de 500 000 $ à Brownsburg-Chatham, dans les Laurentides.

Bebawi a ensuite quitté le Canada pour plus de deux ans et cessé de faire vie commune avec sa conjointe.

Photo Olivier PontBriand, La Presse

La résidence de l'avenue McDougall, dans l'arrondissement d'Outremont

Après son départ, son fils a acheté pour près de 1 million un immeuble sur le boulevard Desaulniers, à Saint-Lambert, avec l'argent de la fiducie familiale.

À l'été 2012, Bebawi a transféré 18,5 millions de dollars en Égypte. Récemment, l'Agence du revenu a posé des questions sur cette somme. L'avocat de Bebawi, Me Maxime Beauregard, a répondu sans rire qu'elle « aurait été toute perdue à la Bourse de Dubaï ». Selon ce que le fiscaliste affilié au cabinet Ravinsky Ryan Lemoine a déclaré aux fonctionnaires, M. Bebawi n'a plus d'argent, « ni ici ni dans son pays ».

En 2014, alors qu'il était toujours en Égypte et sentait progresser l'enquête anticorruption de la GRC, M. Bebawi a demandé à la Banque CIBC de liquider son portefeuille de REER (sa demande semble avoir échoué).

« Ces faits survenus après [...] la perquisition de la GRC dans les bureaux du Groupe SNC-Lavalin démontrent clairement que le défendeur peut se départir d'actifs importants dans un court délai », écrit l'Agence du revenu dans sa requête déposée au palais de justice de Montréal.

Des revenus de 24,6 millions cachés à l'impôt

D'où venait toute la fortune de Sami Bebawi ?

L'ancien vice-président est accusé d'avoir versé des pots-de-vin au régime libyen pour que SNC-Lavalin remporte des contrats dans ce pays. Mais dans le cadre de son enquête, la GRC a aussi découvert que des millions de dollars détournés des comptes de SNC-Lavalin avaient atterri dans son compte personnel en Suisse. C'est aussi ce qu'allègue l'entreprise elle-même, dans une poursuite civile contre son ancien cadre.

Dans certains documents de la GRC produits au soutien de mandats de perquisition, on parle aussi d'un complément de salaire caché dont il aurait bénéficié pendant une partie de sa carrière.

Pas surprenant que les vérificateurs fiscaux se soient intéressés à lui.

En recoupant des informations rendues publiques par la GRC et par les autorités suisses, l'Agence du revenu du Québec a déterminé que M. Bebawi avait dissimulé 24,6 millions de revenus à l'impôt, entre 2009 et 2013, alors qu'il était résidant du Québec. 

En vertu du taux d'imposition en vigueur, il doit donc 11,5 millions au Trésor québécois.

Lundi, le fisc a émis un avis de cotisation à l'endroit de Sami Bebawi et s'est présenté du même coup devant la Cour supérieure afin d'obtenir une permission spéciale d'imposer une hypothèque légale sur son condo de l'avenue Pierre-Dupuy, tout près d'Habitat 67. Les fonctionnaires voulaient aussi saisir tous ses REER, ses polices d'assurance vie, ses rentes et autres placements, ainsi que ses comptes à la Banque de Montréal, à la Banque CIBC et à la Caisse populaire canadienne italienne.

Les fonctionnaires ont plaidé « qu'il existe des motifs sérieux de croire que le recouvrement des montants [...] peut être compromis » par les manoeuvres de M. Bebawi. Ils ont dit craindre que M. Bebawi fasse bientôt faillite ou qu'il dilapide ses derniers avoirs qui demeurent à portée de main des autorités.

Exceptionnellement, la juge Michèle Monast a accordé la requête sur-le-champ, sans même permettre à M. Bebawi d'être entendu, vu la preuve exposée par l'Agence.

Il s'agit d'une victoire temporaire pour les autorités, mais les fonctionnaires ne se font pas d'illusions. La créance de 11,5 millions risque fort de n'être jamais collectée en entier.

« Les seuls actifs mentionnés ci-après sont nettement insuffisants pour satisfaire la créance importante de la demanderesse », soulignent les avocats du fisc dans le document judiciaire.

Photo Olivier PontBriand, La Presse

Le fils de Sami Bebawi a acheté une résidence du boulevard Desaulniers, à Saint-Lambert, pour près de 1 million, après le départ de son père du Canada.