Huit ans. Un homme victime d'agressions sexuelles et de mauvais traitements et qui en garde d'importantes séquelles psychologiques, attend depuis huit ans l'aide du régime public d'indemnisation des victimes d'actes criminels (IVAC). La lenteur du régime est dénoncée depuis des années, mais les mesures de redressement semblent tarder à donner des résultats.

« J'essaie de m'en sortir, j'ai besoin d'aide »

Le plus ancien souvenir d'enfance d'Éric Pothier, c'est les mains de sa mère autour de son cou, alors qu'elle tentait de l'étrangler. Il devait avoir 2 ans, croit-il.

Toute sa jeunesse, il a été battu, violé, attaché, enfermé dans sa chambre. Il a été dénigré et méprisé, dans un climat de violence familiale.

« Ma mère venait me rejoindre dans mon lit et elle me faisait toutes sortes d'affaires. »

« J'ai eu deux commotions cérébrales. Elle m'a déjà frappé derrière la tête avec un manche à balai », raconte l'homme, maintenant âgé de 39 ans, la voix tremblante, à la fois en raison de l'émotion et de ses troubles psychiatriques.

Après une adolescence passée en centre jeunesse, il a frayé avec des criminels et a eu de graves problèmes de consommation de drogue. Il a vécu dans la rue, a fait de la prison et des séjours à l'hôpital psychiatrique.

Il a reçu un diagnostic de trouble de la personnalité limite et a déjà fait des psychoses. Il souffre aussi d'un trouble de stress post-traumatique, de problèmes d'anxiété et d'épilepsie et il a été déclaré inapte au travail de façon permanente.

En 2008, il a porté plainte à la police contre sa mère, pour les agressions sexuelles et les autres sévices qu'elle lui avait infligés quand il était enfant. Elle a été accusée et a plaidé coupable. Elle s'est suicidée en 2016, alors qu'elle purgeait une peine de prison à domicile.

En fumant cigarette sur cigarette, le gaillard à l'allure juvénile verse quelques larmes en racontant sa vie semée d'embûches et de drames. « C'est toujours difficile émotionnellement », s'excuse-t-il.

Éric Pothier s'est adressé à l'IVAC en 2011 pour obtenir une indemnisation, estimant que ses problèmes psychiatriques, qui l'empêchent de travailler, sont attribuables aux traumatismes subis dans son enfance.

Toujours pas un sou

Huit ans plus tard, il n'a toujours pas touché un sou d'aide de la part de l'organisme, dont la mission est pourtant d'indemniser les victimes d'actes criminels.

« J'essaie de m'en sortir, je voudrais avoir une vie plus normale. J'ai besoin d'aide, mais ça fait huit ans que je me bats contre eux autres », se désole-t-il.

Malgré deux décisions en sa faveur rendues par des tribunaux administratifs, le régime refuse toujours de lui verser quoi que ce soit, ce qui a incité son avocate, excédée, à déposer le mois dernier une poursuite en Cour supérieure contre l'IVAC.

« Il s'agit d'une personne en situation d'extrême nécessité, mais un organisme public censé lui venir en aide ne fait pas son travail. On est bloqués », dénonce Me Sarah-Jeanne Dubé-Mercure.

Itinérance, instabilité et délinquance

Après le rejet de sa demande par l'IVAC en 2012, le jugement rendu en 2016 par le Tribunal administratif du travail était pourtant clair. « L'ensemble de la preuve révèle que les mauvais traitements et abus subis par le requérant, durant son enfance et le début de son adolescence, ont entraîné l'apparition de symptômes anxieux importants et de distorsions majeures au niveau du développement de la personnalité. En réaction aux abus subis, monsieur a développé des difficultés de comportement, des problèmes de consommation d'alcool et de substances, des comportements antisociaux et délinquants, qui l'ont conduit dans une situation de quasi-itinérance et d'instabilité marquée, durant de nombreuses années », écrivent les juges Daniel Lagueux et Solange Tardy.

À la suite de ce jugement, l'IVAC a accepté d'indemniser Éric Pothier, mais seulement à compter de 2010, alors qu'il estimait qu'il fallait remonter à 1982, moment où les sévices ont commencé. Le Bureau de révision lui a donné raison, dans une nouvelle décision rendue en février 2018.

L'automne dernier, en recevant des rapports d'experts pour évaluer ses besoins, l'organisme a cependant soutenu que l'état de M. Pothier s'était détérioré récemment, en raison de son instabilité financière.

« Parce qu'ils disent qu'il va moins bien en ce moment, ils ont demandé de réévaluer sa situation dans six mois. Après huit ans d'attente, ils veulent encore un délai de six mois ! » - Me Sarah-Jeanne Dubé-Mercure, avocate d'Éric Pothier

Depuis qu'il a commencé ses démarches, la situation d'Éric Pothier ne s'est pas améliorée. Il a tenté de travailler, sans succès.

Il a perdu son logement et a vécu dans une tente pendant plusieurs mois, jusqu'à l'automne dernier, sur des terrains vagues autour de Sainte-Thérèse. Un bon Samaritain l'a ensuite pris sous son aile et loue un appartement pour le loger. Il y vit depuis quelques mois avec un colocataire et sa chienne Gaya, qu'il entraîne pour qu'elle détecte ses crises d'épilepsie avant qu'elles ne frappent.

Père de quatre enfants, il est en contact avec deux d'entre eux, un garçon et une fille de 9 et 10 ans, qu'il accueille une fin de semaine sur deux. Il dit que c'est pour eux qu'il veut se battre, pour leur assurer une vie plus confortable, à la campagne, et pour pouvoir recevoir un meilleur suivi psychologique.

« Je voudrais éviter les erreurs du passé, et qu'ils aient plus de chance que moi », laisse-t-il tomber.

Victimes de la machine bureaucratique

Une organisation embourbée dans la bureaucratie, qui met beaucoup trop de temps à répondre aux demandes, rechigne à reconnaître ses erreurs, provoque une « judiciarisation inutile et coûteuse des litiges » et interprète la loi de façon trop « rigide », empêchant les victimes les « plus vulnérables » d'être indemnisées.

Le portrait de l'IVAC tracé par le Protecteur du citoyen dans un rapport dévastateur publié en 2016 démontre exactement le type d'obstacles ayant jalonné les démarches d'Éric Pothier pour recevoir de l'aide.

L'organisme assure avoir donné un coup de barre à la suite de ce constat sévère, mais les résultats semblent tarder à se concrétiser.

Avec les événements des derniers mois, qui incitent les victimes d'agressions sexuelles à dénoncer les agresseurs, l'IVAC risque de recevoir de plus en plus de demandes.

Mais selon l'avocate Sarah-Jeanne Dubé-Mercure, spécialisée dans ce type de cas, l'organisme n'a pas les ressources nécessaires. « Je travaille sur un autre cas, une personne ayant subi de multiples agressions sexuelles dans sa jeunesse. Elle a cessé de travailler en janvier 2018 et on n'a toujours pas de réponse de l'IVAC », souligne-t-elle.

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Inquiétude pour des victimes vulnérables

Dans son rapport de 2016, le Protecteur du citoyen a notamment dénoncé 

De « longs délais à plusieurs étapes d'une demande de prestations, en contravention des obligations de diligence et de célérité prévues à la Loi sur la justice administrative » 

Une « interprétation restrictive du cadre légal du régime » et l'« ajout de conditions non prévues à la loi, qui limitent l'accès au régime ou à certains services ou indemnités », alors que la loi devrait être interprétée de façon « large et libérale en raison de sa vocation sociale et réparatrice » 

Une approche administrative « inquiétante », « peu adaptée aux besoins - en matière d'assistance, de soutien, d'information, de considération et de rapidité d'intervention - des victimes et de leurs proches, placés en situation de vulnérabilité particulière en raison des événements subis » 

Des « pratiques préjudiciables qui limitent l'acceptation des demandes tardives » et « restreignent l'accès au régime, notamment pour les victimes dont les blessures psychologiques se manifestent plus tard ou dont elles prennent conscience ultérieurement » 

Même en cas d'erreur reconnue, « la difficulté à accepter de reconsidérer ses décisions », ce qui « force le citoyen, alors en situation de vulnérabilité, à exercer des recours devant les tribunaux pour régler des situations qui auraient pu être résolues en amont »

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En voie d'amélioration

Le Protecteur du citoyen reconnaît que l'IVAC a entrepris des réformes pour s'améliorer. Sur les 33 recommandations publiées en 2016, « 21 peuvent être considérées comme implantées », note-t-il dans son dernier rapport annuel.

L'IVAC était critiqué pour son refus de reconnaître comme victimes des personnes qui n'étaient pas sur le lieu d'un crime. Cependant, la semaine dernière, le ministère de la Justice a renversé une décision précédente de l'organisme en acceptant d'indemniser la veuve et les deux fils d'Aboubaker Thabti, l'un des six Québécois de confession musulmane tués dans l'attentat de 2017 à la grande mosquée de Québec.

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Plus de trois mois pour une réponse

L'IVAC a refusé de commenter le cas d'Éric Pothier. Mais, dans une réponse transmise par courriel, un porte-parole de l'organisme assure qu'un plan d'action a déjà permis de réduire les délais de réponse.

Depuis le 8 janvier 2018, les demandes doivent être enregistrées dans un délai maximal de 24 heures et des mesures temporaires peuvent être accordées avant même l'admissibilité d'une demande, écrit notamment le porte-parole, Alexandre Bougie.

Il faut toujours plus de trois mois, en moyenne, pour répondre aux victimes qui font une demande d'indemnisation, en 2018. Ce qui est tout de même une amélioration, puisque l'attente était de quatre mois et demi en 2017.

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Délai moyen pour décider si une demande est admissible ou non

2017: 133 jours

2018: 106 jours

80 % des demandes ont été acceptées en 2018.

Sommes versées aux victimes

2017  94 113 400 $, soit 6438 $ par demande

2018  110 399 800 $, soit 6719 $ par demande

Dans le budget 2017-2018, le gouvernement du Québec a annoncé des crédits supplémentaires de 54 millions sur cinq ans pour l'IVAC.

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« L'IVAC se croit au-dessus des lois »

Étirer les délais sans aucun égard pour les victimes « démontre que [l'IVAC] se croit au-dessus des lois, ce qui est inacceptable ».

« Le requérant est ignoré d'une manière ignominieuse, sans aucune justification raisonnable ; on parle ici de l'assassinat du fils du requérant, et non de la mort d'un poisson rouge. »

« Comme à son habitude, [l'IVAC] est absente et non représentée » à l'audience.

Extraits d'un jugement rendu le 16 août 2018 par le juge Denis Sauvé, du Tribunal administratif du Québec, en faveur du père d'un homme assassiné, qui a attendu six ans avant d'être indemnisé. Le juge a notamment dénoncé le délai de 205 jours qu'il a fallu à l'IVAC pour transmettre la copie d'un dossier au requérant qui voulait contester une décision, alors que la loi lui donne 30 jours.