Quatre-vingt-quatre témoins policiers, huit semaines de procès, quatre accusés. En s’entêtant à prouver coûte que coûte un complot, peu importe les délais, la Couronne a dépassé les bornes, tranche une juge. Résultat : la tête dirigeante alléguée d’un réseau de production et de distribution de cannabis s’en tire sans conséquence en raison des délais déraisonnables, grâce à l’arrêt Jordan.

« Même en connaissance de cause, sachant le dépassement des délais, [la Couronne] maintient sa position initiale, rigide, ignorant l’état du droit sur la question. Les temps ne sont plus à l’aveuglement volontaire en matière de délais », fustige la juge Joëlle Roy dans une décision rendue mercredi au palais de justice de Montréal.

Accusés de complot et de plusieurs infractions en vertu de la Loi sur le cannabis, Mitchell Lifshitz, 46 ans – le dirigeant allégué du réseau –, Ashleigh Vanessa Nielsen, 32 ans, Shane Tanny, 44 ans, et Golan Waiser, 44 ans, ont ainsi bénéficié de l’arrêt du processus judiciaire en vertu de l’arrêt Jordan, compte tenu des délais déraisonnables.

Le projet PRESTIGE du Service de police de la Ville de Montréal a mené au démantèlement de ce réseau qui sévissait dans l’ouest de Montréal.

Un membre du réseau était titulaire de permis pour produire légalement près de 300 plants, mais en vendait le contenu illégalement, un stratagème utilisé fréquemment par le crime organisé.

Le réseau faisait le trafic de quantités notables de drogue, puisque deux perquisitions en 2020 à Laval et à Saint-Lazare ont permis de saisir une centaine de livres de fleurs (cocottes) de cannabis, 80 livres de feuilles de cannabis et des dizaines de milliers de dollars, indiquent des documents judiciaires.

Huit semaines, 87 témoins

Accusés en décembre 2021, les quatre coaccusés devaient subir leur procès de huit semaines en septembre 2023. Or, ce délai dépasse le plafond de 18 mois fixé par la Cour suprême entre l’accusation et la conclusion du procès.

La juge Roy blâme sévèrement la Couronne, représentée par son Bureau de la grande criminalité, dans ce dossier. Selon la juge, la poursuite a choisi de présenter une preuve « laborieuse » – 87 témoins – pour prouver un complot, et ce, en interprétant une nouvelle loi.

Le Bureau de la grande criminalité teste une théorie d’une loi qu’elle maîtrise mal, selon ses propres dires. Cette attitude a comme effet concret de prendre le système judiciaire en otage, en fixant un procès inutilement long.

La juge Joëlle Roy

Selon la magistrate, le procès des quatre accusés aurait « facilement » pu être divisé pour se dérouler plus rapidement. D’ailleurs, souligne-t-elle, la Couronne l’a fait pour certains coaccusés, qui ont déjà reconnu leur culpabilité (Magdalena Wosik, Bryan Sternszus et Gaétan Larivière). « Des alternatives sont possibles », insiste la juge.

« La Poursuite a maintenu une attitude passéiste et velléitaire, alors que son devoir lui imposait de revoir ses positions initiales, car la situation le lui permettait. Sur cet aspect primordial, elle avait le contrôle », renchérit la juge.

Lacunes « notoires et récurrentes »

Le Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP) faisait valoir deux circonstances exceptionnelles pour justifier le dépassement des délais, soit la complexité du dossier et l’effet « ressac » de la pandémie. À ce sujet, la juge Roy reproche à la Couronne d’être demeurée « passive » et d’avoir tenu « pour acquis la largesse des tribunaux en matière de délais ».

Une ex-adjointe à la coordination de la chambre criminelle et pénale a témoigné pour détailler les maux qui affligent le système judiciaire : manque de juges, carence de greffiers-audienciers, problème à la détention, insuffisance de constables spéciaux.

Or, ces lacunes sont « malheureusement notoires et récurrentes » et font même partie du « paysage quotidien » du palais de justice, soutient la juge. Ainsi, ils ne peuvent être qualifiés de circonstances exceptionnelles, conclut-elle.

Si elle est reprise par la magistrature, cette interprétation pourrait avoir d’importantes conséquences cet automne dans d’autres dossiers qui ont dépassé la limite fixée dans l’arrêt Jordan. Depuis des mois, les procès de quelques jours à Montréal sont fixés de 12 à 15 mois plus tard, ce qui frôle parfois le délai de 18 mois.

MChantal-Andrée Morin et MVicky Anik Pilote ont représenté le ministère public dans ce dossier. « Le DPCP procède à l’analyse des motifs au soutien de cette décision afin de déterminer si le jugement devrait être porté en appel », a indiqué la porte-parole du DPCP MPatricia Johnson.

L’histoire jusqu’ici

2019 

Le SPVM lance le projet PRESTIGE, une enquête visant un réseau de production et de distribution de cannabis.

Décembre 2021 

Plusieurs accusés sont visés par un mandat d’arrêt pour complot et diverses infractions en vertu de la Loi sur le cannabis.

19 juillet 2023 

La juge Joëlle Roy déclare l’arrêt du processus judiciaire en vertu de l’arrêt Jordan dans le dossier de quatre coaccusés.