Une femme soupçonnée d’avoir infiltré l’entourage de Donald Trump et son club de golf sous une fausse identité l’an dernier affirme qu’à l’époque des gestes qui lui sont reprochés, elle était sous l’emprise d’une riche famille russe installée au Québec grâce à une fortune constituée à la dissolution de l’URSS, en 1991.

Le nom d’Inna Yashchyshyn a fait le tour du monde depuis vendredi dernier, à la suite d’une enquête journalistique conjointe du Pittsburgh Post-Gazette et de l’Organized Crime and Corruption Reporting Project (OCCRP), une alliance internationale de journalistes qui compte plusieurs collaborateurs russophones.

Le reportage démontrait que la trentenaire avait réussi à visiter plusieurs fois le club de golf privé de Donald Trump à Mar-a-Lago, en Floride, en 2021. Selon quatre autres invités qui ont parlé aux journalistes, la femme disait s’appeler Anna De Rothschild et être membre de la dynastie européenne du même nom. Des témoins ont rapporté qu’elle parlait plusieurs langues, prétendait avoir grandi à Monaco et disait être impliquée dans plusieurs grands projets de développement. Elle portait des vêtements de designer et une Rolex, en plus de conduire un VUS Mercedes-Benz de 170 000 $.

Au cours de ses visites, elle a pu rencontrer l’ex-président, son allié le sénateur républicain Lindsey Graham ainsi que d’autres acteurs importants de la politique américaine.

L’effet d’une bombe

Nul ne sait quel était son objectif. Mais récemment, le FBI a mené une perquisition à la résidence privée de M. Trump, adjacente au club de golf, pour récupérer des documents gouvernementaux ultra-secrets qu’il aurait conservés après son départ de la Maison-Blanche.

Dans ce contexte, les révélations sur la présence de Mme Yashchyshyn ont fait l’effet d’une bombe vendredi. Elles ont notamment été reprises par le Jerusalem Post, le Guardian de Londres et le Corriere della Sera de Milan.

PHOTO FOURNIE PAR L’OCCRP ET LE PITTSBURGH POST-GAZETTE

Inna Yashchyshyn au club privé de Mar-a-Lago

« La question est : s’agit-il d’une fraude ou d’une menace en termes de services de renseignement ? Le simple fait que nous nous posions la question est un problème », a commenté Charles Marino, ancien superviseur du Secret Service, l’organe de protection rapproché des présidents, en entrevue au Post-Gazette et à l’OCCRP.

La trentenaire et son avocat n’ont pas répondu à une demande d’entrevue de La Presse dimanche, mais une personne qui la connaît bien a minimisé l’affaire, en soulignant qu’elle avait simplement été invitée à jouer au golf et n’avait eu accès à aucune zone sécurisée. Dans une déclaration sous serment déposée au palais de justice de Montréal, la trentenaire explique par ailleurs avoir été sous l’emprise d’une famille russe installée au Québec à l’époque des faits qui lui sont reprochés.

Elle montre du doigt Anna Tarasenko, diplômée en droit de l’Université de Moscou qui habite Montréal, ainsi que son ex-mari Valeriy Tarasenko, un homme d’affaires qui partage son temps entre le Québec et la Floride.

Elle affirme que les Tarasenko, qui demeurent en contact étroit, l’avaient recrutée pour habiter avec eux et s’occuper de leur fille mineure, mais qu’ils en sont venus à la « contrôler agressivement ».

« À l’été 2021, Valeriy Tarasenko a commencé à s’en prendre physiquement à moi », dit-elle dans sa déclaration.

« Littéralement un otage »

« Pendant que nous étions au Canada, Valeriy Tarasenko gardait mes clés de voiture et mon passeport, donc je ne pouvais pas partir », poursuit-elle. Elle prétend qu’elle devait obéir au doigt et à l’œil à M. Tarasenko, lui rapporter ses moindres faits et gestes et laisser ouvert son système de repérage électronique à distance pour qu’il la suive à la trace.

La situation s’est détériorée dans la deuxième moitié de l’année 2021, prétend-elle. « J’étais littéralement un otage et aucun mouvement de ma part n’était autorisé sans supervision », écrit-elle dans sa déclaration à la cour.

Jointe par La Presse, Anna Tarasenko, qui a porté plainte contre Mme Yashchyshyn et l’accuse d’avoir molesté sa fille, a nié que la trentenaire ait été séquestrée.

« Elle dit que mon ex-mari la gardait prisonnière, c’est absurde. C’est une femme adulte de 33 ans ! », affirme Mme Tarasenko, qui dit craindre que Mme Yashchyshyn s’en prenne à elle et à sa famille.

Inna Yashchyshyn est toujours inscrite au Registre des entreprises du Québec comme présidente d’un organisme de charité lié à la famille Tarasenko, Les Cœurs unis de la miséricorde.

PHOTO FOURNIE PAR L’OCCRP ET LE PITTSBURGH POST-GAZETTE

Inna Yashchyshyn (debout avec le foulard bleu) à la table de Kimberly Guilfoyle, la fiancée de Donald Trump Jr (assise en noir devant Mme Yashchyshyn)

Grande fortune

Anna et Valeriy Tarasenko ont immigré au Québec en 2006 et 2008 respectivement. Ils ont longtemps compté sur la fortune du mari de la mère de Mme Tarasenko pour mener leurs affaires au Canada.

Des documents judiciaires consultés par La Presse démontrent que la mère de Mme Tarasenko est mariée avec Yury Manakhov, un ancien capitaine de navire soviétique autrefois basé au Kamtchatka, une péninsule de l’Extrême-Orient russe. En 1991, dans le cadre de l’implosion du régime socialiste et de la vague de privatisations effrénées qui ont transformé le pays, M. Manakhov a cofondé Kamline, une grande entreprise de pêche, réfrigération et transport maritime qui dit aujourd’hui pêcher 155 000 tonnes de poisson par année. Il a ensuite épousé la mère de Mme Tarasenko. M. Manakhov a vendu ses parts dans Kamline en 2006 et empoché une fortune. Il a immigré au Québec peu après dans le cadre d’un programme d’immigrants investisseurs et s’est installé à Blainville.

Il a déjà témoigné en cour qu’il fournissait des centaines de milliers de dollars annuellement à sa fille, mais que leurs relations s’étaient ensuite détériorées vu ses trop grandes demandes pour de l’argent et sa tentative de s’approprier une résidence et deux places de stationnement de ses parents à Moscou, d’une valeur de 1 million de dollars.

Jusqu’ici, la famille Tarasenko et Inna Yashchyshyn tentaient de régler leurs différends en privé, à travers des procédures civiles au Québec et en Floride. Mais le tapage causé par les incursions de la trentenaire dans l’entourage de Donald Trump a désormais attiré l’attention des autorités. Plusieurs témoins ont confirmé récemment aux journalistes du Pittsburgh Post-Gazette et de l’OCCRP avoir été interrogés par le FBI sur cette affaire.