Alertés par « l’urgence » de la pénurie de personnel, les juges en chef de trois tribunaux ont exceptionnellement interpellé le gouvernement Legault l’an dernier pour réclamer « sans délai » des salaires plus élevés pour leurs adjoints, a appris La Presse. Un an plus tard, rien n’a changé, et la saignée se poursuit dans les palais de justice.

Une quarantaine de greffières ont claqué la porte l’an dernier, suivies d’au moins une douzaine d’autres depuis le début de l’année à Montréal, selon nos informations. Sans préciser le nombre de départs, le ministère de la Justice convient qu’il manque environ « 50 employés ». Un exode aux conséquences manifestes.

Ainsi, il ne se passe pratiquement pas un jour au palais de justice de Montréal sans qu’un procès, une enquête préliminaire ou une sentence ne soit retardé, voire reporté, en raison de la pénurie de personnel judiciaire. Une situation périlleuse dans le contexte de l’arrêt Jordan, qui dicte de stricts plafonds pour les délais en matière criminelle.

Malgré leur rôle crucial dans le système judiciaire, les greffiers-audienciers ou greffières-audiencières gagnent à peine de 35 000 à 45 000 $, alors que leurs collègues de la cour municipale touchent 20 000 $ de plus. Un greffier expérimenté peut gagner presque le double dans certains cabinets privés.

« On dénonce depuis fort longtemps qu’il va y avoir une crise si on n’ajuste pas les salaires et les conditions. Le gouvernement nous a tout le temps ignorés. On se retrouve dans une situation où on est en crise », soutient Christian Daigle, président général du Syndicat de la fonction publique et parapublique du Québec (SFPQ), qui représente des centaines d’employés du milieu de la justice, dont la convention collective est échue depuis deux ans.

Mais le syndicat n’est pas seul dans cette bataille. Depuis un an et demi, la juge en chef de la Cour du Québec, Lucie Rondeau, dénonce la situation auprès du ministre de la Justice, Simon Jolin-Barrette. En novembre 2020, elle lui a fait part de son « inquiétude » quant aux défis « persistants » liés à l’embauche d’adjoints à la magistrature, écrit-elle dans une lettre du 28 mars dernier destinée aux adjoints.

Dans sa missive de trois pages obtenue par La Presse, la juge en chef décrit en détail toutes ses démarches auprès du gouvernement du Québec pour que les adjoints à la magistrature obtiennent de meilleurs salaires. Ceux-ci gagnent moins de 50 000 $. Elle qualifie la situation de « difficile » et « intenable ».

Ses démarches ont même culminé par une rarissime alliance entre les juges en chef de la Cour du Québec, de la Cour supérieure et de la Cour d’appel pour interpeller Québec au printemps 2021. Or, en décembre 2021, les juges en chef ont appris que les nouvelles conditions salariales des adjoints à la magistrature seraient seulement connues à la signature de la prochaine convention collective.

Mais les négociations sont « au point mort », se désole le président du SFPQ.

Il n’y a absolument rien. Aucun signal, aucun retour. On a même proposé des primes pour les greffiers et les adjoints pour améliorer temporairement la situation.

Christian Daigle, président général du Syndicat de la fonction publique et parapublique du Québec

« Le Conseil du trésor fait la sourde oreille. Ce n’est pas juste le syndicat qui chiale », martèle le chef syndical, qui dénonce le « manque de vision du gouvernement de la CAQ ».

Rétention difficile

Devant la « déception » des juges en chef, les sous-ministres leur ont « réitéré leur volonté » de réaliser rapidement des travaux pour définir les besoins de la magistrature, une démarche qui devait se terminer le 20 mai, selon la lettre. Dans les dernières semaines, des juges et des représentants du ministère de la Justice ont donc participé à des « ateliers » pour analyser la possibilité de reclassifier ces emplois, indique la lettre.

Selon le président du SFPQ, les salaires sont si peu compétitifs en ce moment, compte tenu de la « lourdeur de la tâche », que le Ministère n’arrive plus à retenir les nouvelles recrues. « Il n’y a pas une nouvelle personne qui arrive qui veut rester en poste », résume Christian Daigle.

Pour respecter les délais de l’arrêt Jordan, explique M. Daigle, le personnel judiciaire est redirigé vers les affaires criminelles au détriment des causes civiles, déjà accablées par de longs délais. « On sacrifie des dossiers civils. Le ministre est très conscient de ce qui se passe », déplore le leader syndical.

Le Ministère se prive d’effectifs parce qu’il ne veut pas ouvrir la bourse. On se prive d’effectifs, on prive les citoyens du Québec d’avoir accès à une justice dans les délais.

Christian Daigle, président général du Syndicat de la fonction publique et parapublique du Québec

Au cabinet du ministre Jolin-Barrette, on soutient qu’il est « faux » de dire que « rien n’a été fait » sur cette question, alors que le ministère de la Justice travaille « de façon continue » pour recruter et conserver le personnel de cour. Depuis son arrivée en poste, le ministre travaille d’ailleurs « sans relâche » pour améliorer l’accès à la justice, ajoute-t-on.

« Comme pour l’ensemble du Québec, le système de justice n’est pas épargné par la pénurie de main-d’œuvre. Il s’agit d’une problématique qui remonte à plusieurs années. Nous sommes très sensibles à ces enjeux », a commenté l’attachée de presse du ministre, Élisabeth Gosselin.

Avec la collaboration de Daniel Renaud, La Presse

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