Entretien avec Hentie Dirker, à l’origine d’une série de mesures visant à redresser les pratiques en matière d’intégrité chez SNC-Lavalin

SNC-Lavalin a franchi un jalon important la semaine dernière avec le dépôt d’un nouveau bilan sur l’assainissement de ses normes éthiques, deux ans après la condamnation d’une de ses divisions pour fraude. Un rapport salué par les autorités, grâce notamment au travail du chien de garde de l’intégrité au sein du groupe, qui a accordé une rare entrevue à La Presse.

L’audience a eu lieu le 7 mars au palais de justice de Montréal, devant le juge Claude Leblond, qui avait imposé une amende de 280 millions de dollars et une probation de trois ans à l’entreprise, en décembre 2019, dans l’affaire des pots-de-vin versés au fils du dictateur Mouammar Kadhafi. La peine prévoyait qu’un moniteur indépendant surveille les réformes internes pour éviter une récidive. C’est ce moniteur qui déposait son nouveau rapport ce jour-là.

Pour l’occasion, l’une des procureures de la Couronne fédérale qui a bataillé en cour pendant des années contre la firme s’est présentée devant le tribunal. MAnne-Marie Manoukian avait pris connaissance du rapport. Et elle n’avait rien à redire.

« La compagnie semble sur la bonne voie et suit les recommandations du moniteur », a commencé la procureure.

« Nous sommes satisfaits », a-t-elle laissé tomber avant de se retirer.

Entrée en scène rocambolesque

Cette reconnaissance suit celle de la Banque mondiale, qui a elle aussi réhabilité SNC-Lavalin l’an dernier. La pente à gravir était abrupte, et l’un des artisans incontournables de cette remontée est le chef de l’intégrité Hentie Dirker, un homme discret qu’on a peu entendu publiquement depuis son entrée en poste.

M. Dirker, originaire de l’Afrique du Sud, a eu un premier contact plutôt rocambolesque avec la haute direction de SNC-Lavalin, le 13 avril 2012.

« Je me rappelle très bien cette journée, c’était un tournant », dit-il en souriant.

À l’époque, il travaillait chez Siemens Canada, où il s’occupait déjà des questions d’intégrité. Le siège social allemand de Siemens avait été ébranlé quatre ans plus tôt par un énorme scandale de corruption. L’entreprise avait dû payer une pénalité record de 1,6 milliard de dollars et implanter l’un des programmes internes de contrôles anticorruption les plus stricts de l’industrie.

En ce 13 avril 2012, Hentie Dirker avait été invité à Montréal, à l’hôtel Reine Elizabeth, pour présenter ce fameux programme anticorruption à la haute direction de SNC-Lavalin. Le PDG Pierre Duhaime venait de quitter son poste dans la disgrâce et une enquête interne avait mis au jour des paiements douteux. La direction voulait apprendre comment rebâtir sur de meilleures bases.

Hentie Dirker était au milieu de sa présentation lorsque les gestionnaires de SNC-Lavalin se sont levés pour partir en vitesse : ils venaient d’apprendre que la police était en train de mener une perquisition dans leurs bureaux.

C’est ce qui allait mener à la reconnaissance de culpabilité dans le dossier libyen.

« Cette réunion est comme une ligne dans le sable pour nous, entre l’ancien et le nouveau. Le PDG était déjà parti, le président du conseil était PDG par intérim, tout le monde réalisait que les choses devaient changer », se souvient Hentie Dirker.

« Ce n’était plus l’entreprise d’autrefois »

Peu après, il s’est joint à SNC-Lavalin. « C’était clair que ce n’était plus l’entreprise d’autrefois », dit-il. M. Dirker dirige aujourd’hui une équipe de 40 personnes à travers le monde responsables de détecter les risques de malversations. Celles-ci sont épaulées par 150 « ambassadeurs » de l’intégrité chargés de sensibiliser leurs collègues aux bonnes pratiques.

« J’ai des ressources, un budget, et je ne relève pas du PDG. Je relève directement du conseil d’administration. Cela permet de s’assurer que l’entreprise ne peut pas exercer de pression sur le chef de l’intégrité. C’est vraiment une fonction indépendante », explique-t-il.

Désormais, chez SNC-Lavalin, les formations sur l’éthique sont obligatoires. Les employés ont une application mobile sur leur téléphone qui fournit des conseils sur les situations délicates et permet d’entrer en contact avec un responsable de l’intégrité au besoin.

Surtout, tout le monde a désormais accès à une ligne de dénonciation protégée.

« C’était une chose qui était absente dans ces anciens dossiers très connus : la capacité pour les employés de prendre la parole et de dénoncer s’ils voyaient quelque chose de mal », dit-il.

Il se garde bien de donner des noms, mais lance une critique à peine voilée de certains anciens dirigeants. « Aujourd’hui, j’ai ma chemise rose pour la journée de lutte contre l’intimidation [l’entrevue a eu lieu le 23 février]. Et ce qu’on découvre, c’est que dans le passé, plusieurs gestionnaires qui se livraient à ces actes étaient des gens qui dirigeaient par la peur », souligne-t-il.

L’enjeu des agents commerciaux

L’un des secteurs où il a dû faire le ménage est celui des agents commerciaux qui aidaient SNC-Lavalin à obtenir des contrats dans des pays étrangers. Certains étaient cachés derrière des sociétés coquilles dans les paradis fiscaux, se faisaient payer à travers des juridictions opaques et rendaient peu de comptes sur la façon dont ils atteignaient leurs buts.

« Maintenant, ils doivent passer à travers un processus rigoureux d’examen pour s’assurer qu’ils se conforment à notre modèle d’affaires. On peut invoquer notre droit d’audit au besoin. On demande de vérifier qui est le bénéficiaire ultime, quel est le service fourni. On vérifie si le paiement et le service sont bien alignés. On ne va plus avoir quelqu’un qui va recevoir 20 millions de dollars juste pour aider à gagner un projet, sans justificatif du travail accompli », explique M. Dirker.

Et tant pis pour ceux qui refusent de se prêter au jeu.

C’est un signal d’alarme, si on fait des vérifications et que le partenaire se rebiffe.

Hentie Dirker

Le nouveau modèle engendre des dépenses et, dans certains cas, des délais supplémentaires, mais c’était la seule façon d’aller de l’avant pour l’entreprise, croit-il. « Dans le monde d’aujourd’hui, c’est ce qui est attendu. Tu ne peux pas te permettre de ne pas le faire ! », dit-il.

Ces nouvelles exigences n’empêcheront pas l’entreprise de pourchasser les occasions d’affaires à l’international, croit-il.

« Je crois qu’il y a toujours une chance de faire des affaires, dans tous les pays. Dans chaque pays, il y a de la bonne business et de la mauvaise business. Notre travail est de rechercher la bonne business », lance-t-il en conclusion.