Dans la nuit du 13 septembre 1969, Teresa Martin, une adolescente de 14 ans, a été retrouvée morte adossée contre un mur dans le stationnement d’un commerce de Montréal-Nord. Plus de 50 ans plus tard, sa famille déplore la « passivité » de la division des crimes non résolus de la Sûreté du Québec, qui reconnaît souvent s’appuyer sur les appels du public avant d’interroger à nouveau des témoins clés.

Un trou noir

Il faisait un peu plus de 10 °C et une petite brise soufflait, vers 3 h 30 du matin, quand Pierre Cyr est rentré à son appartement du 6775, boulevard Henri-Bourassa, à Montréal-Nord.

Avant de monter, M. Cyr a aperçu une adolescente assise par terre, adossée au mur extérieur dans le stationnement de la taverne du Vieux Cyprès.

L’adolescente était immobile. M. Cyr a remarqué qu’elle avait les pieds nus.

Il s’est approché et a essayé de lui parler. L’adolescente ne réagissait pas. En panique, M. Cyr a alerté les policiers de Montréal-Nord. Ceux-ci ont appelé une ambulance, qui a transporté la jeune fille à l’hôpital du Sacré-Cœur, où un médecin a constaté son décès.

Quelques heures plus tard, le matin du samedi 13 septembre 1969, un père inquiet a contacté les policiers de Montréal-Nord pour rapporter la disparition de sa fille.

La veille, a-t-il dit, Teresa Martin, 14 ans, était allée voir un film au cinéma des Galeries d’Anjou avec deux amis, et n’était jamais rentrée à la maison. Ses amis ont confirmé qu’elle était montée vers 23 h à bord de l’autobus 41.

Interrogé par les policiers, le chauffeur de l’autobus a dit avoir déposé l’adolescente à l’angle des boulevards Gouin et Rolland, près de la rivière des Prairies, soit à environ deux pâtés de maisons de l’appartement de la famille Martin. C’est la dernière fois qu’elle a été vue en vie.

Les policiers ont vite fait le lien entre le cadavre retrouvé durant la nuit et la disparition de l’adolescente. Le père de Teresa Martin est allé identifier sa fille à la morgue du quartier général de la Sûreté du Québec, rue Parthenais.

Isabel Marcotte, jeune sœur de Teresa Martin, se souvient de la journée de la disparition de sa sœur comme si c’était hier.

« On venait d’emménager dans un appartement neuf du boulevard Léger, dit-elle en entrevue. Moi et ma sœur, on dormait dans la même chambre. Le lendemain, je me souviens qu’il y avait plein de monde à la maison, des détectives, des journalistes… Ça ne finissait plus. »

Sa famille n’a plus jamais été la même après la mort de Teresa.

Le pire, c’est de voir tes parents souffrir. Quand tu es jeune, ça brise le cœur, et tu ne peux rien faire… On dirait que ma sœur me manque plus maintenant que dans ces années-là. Je ne sais pas comment l’expliquer.

Isabel Marcotte, sœur de Teresa Martin

Bonne élève timide qui terminait son cours classique au collège Regina Assumpta, Teresa Martin était la fille d’une directrice d’école et d’un enquêteur privé. Elle avait peu d’amis et passait ses fins de semaine à faire de l’équitation dans un ranch de Laval, explique sa sœur.

« C’était une fille timide », dit-elle.

Dans son rapport, le médecin légiste a conclu que l’adolescente était morte par « asphyxie par obstruction probable des voies aériennes externes ». Elle n’a pas été violée. Ni alcool ni drogue ne se trouvait dans son sang.

Peu avant ou après sa mort, a-t-il aussi noté, son ou ses meurtriers ont utilisé une lame pour graver sur son ventre les mots « F. V. Frenchy I love you ».

Ce « tatouage » laissait les policiers fort perplexes, a écrit le journaliste Michel Auger dans La Presse en 1969.

S’agit-il d’un sinistre maniaque qui a voulu signer son crime ou encore d’un assassin intelligent qui aurait voulu orienter la police sur une fausse piste ? Pour l’instant, la réponse n’est pas connue.

Michel Auger, dans La Presse en 1969

Mme Marcotte note que l’endroit où Teresa devait marcher pour rentrer chez elle après être descendue de l’autobus n’était pas éclairé en 1969. « Dans ces années-là, il n’y avait aucune maison. C’était des champs. La nuit, c’était un trou noir. »

Plus d’une trentaine de personnes ont été interrogées par les enquêteurs après la mort de Teresa Martin, écrivait en octobre 1969 la publication Allô Police.

« À ce stade de l’enquête, les policiers sont des plus optimistes quant à l’arrestation prochaine de l’auteur de ce crime révoltant », notait la publication.

Mais aucune arrestation n’a été faite.

L’année suivante, les autorités ont continué à interroger plusieurs adolescentes de Montréal-Nord. L’une d’elles, Johanne H., une élève de 14 ans, leur fera part de crimes impunis commis par un groupe de motards.

Des « brutes », comme elle les qualifie, invitées à s’établir à Montréal-Nord et payées pour le faire par la police de Montréal et le gouvernement du Québec.

Les gars des Motocyclistes unis du Québec

À la fin des années 1960, la Ville de Montréal avait un problème : des groupes de motards en guerre les uns contre les autres intimidaient des citoyens et causaient des plaintes répétées auprès de la police municipale.

En 1969, John Dalzell, policier de 24 ans affecté à la section jeunesse de la police de Montréal, a instigué l’un des premiers projets de police communautaire à Montréal : celui de mieux faire accepter les quelque 300 motards de la ville.

PHOTO PAUL-HENRI TALBOT, ARCHIVES LA PRESSE

Rencontre entre le ministre Gabriel Loubier et les Motocyclistes unis du Québec (MUQ), le 28 octobre 1969

Avec l’appui du gouvernement du Québec et du directeur de la police de Montréal, Jean-Paul Gilbert, John Dalzell a fondé les Motocyclistes unis du Québec (MUQ).

Réunissant les motards de divers clubs comme les Popeyes, les Death Riders, les Dead Men, ou encore les Gorilles, l’association visait à « promouvoir le sport de la motocyclette et développer un esprit d’entente entre les différents groupes » de motards.

Lors du lancement des MUQ, le directeur Gilbert a noté que nombre de jeunes Québécois étaient attirés par la « mode motard » et portaient des manteaux de cuir aux couleurs de leur club.

« C’est nécessaire de trouver des moyens de ne pas supprimer ce style de vie, mais de le rendre plus acceptable », a-t-il affirmé, selon un article publié à l’époque par The Gazette (aujourd’hui Montreal Gazette).

L’une des façons de le rendre plus acceptable était de fournir un endroit aux motards pour qu’ils puissent se rassembler et faire de la moto. Pour y arriver, la police de Montréal s’est entendue avec l’entreprise British Petroleum (aujourd’hui devenue BP) pour leur réserver un terrain vague situé boulevard Henri-Bourassa, dans Montréal-Nord.

Le gouvernement provincial, par l’entremise de son département jeunesse, a accordé 3600 $ pour lancer l’association [26 000 $ en dollars d’aujourd’hui].

Le chef d’un des clubs, qui n’est pas nommé dans l’article de The Gazette, a noté que les adeptes de motos étaient mal compris du public.

« Notre principal problème, c’est que des gens mal informés pensent qu’on est des brutes et des bons à rien, a-t-il dit. Nous ne devrions pas tous souffrir simplement parce qu’un petit groupe de têtes brûlées causent de la terreur. Nous avons un contrôle important sur notre club et tout ce que nous voulons faire, c’est des courses de moto. »

Pourtant, loin des regards des médias et des conférences de presse avec des élus, la réalité des groupes de motards était bien différente.

Dans une entrevue réalisée le 21 mai 1970 dans l’enquête sur le meurtre de Teresa Martin, l’adolescente Johanne H. a parlé aux autorités des motards nouvellement débarqués à Montréal-Nord.

Âgée de 14 ans, elle a expliqué au coroner MLaurin Lapointe, dont c’était le rôle de déposer les accusations criminelles à l’époque, qu’elle et plusieurs amies passaient du temps avec « des gars de la MUQ » lors de fêtes et dans un petit restaurant près de son école secondaire.

Plusieurs des gars des MUQ « sont en prison » depuis quelque temps, a-t-elle dit. Parmi ceux qu’elle avait fréquentés, elle a cité les noms Borosco, Gazou, Scorpion, Shifter, El Rebel, Jean-Guy, Mick, Pepilo, Flo, Rocky, Zipper et Crazy Horse.

L’adolescente a aussi identifié plusieurs motards par leur nom complet. La Presse a écrit à des personnes du même nom sur les réseaux sociaux, dont plusieurs sont au guidon d’une moto sur leur photo de profil, mais n’a reçu aucune réponse de leur part.

Les membres des MUQ se comportaient souvent comme des « brutes », a expliqué l’adolescente au coroner.

« Ils menacent souvent, a dit l’adolescente.

— [Ils menacent] qui ?

— Les filles. »

L’adolescente a raconté comment des membres des MUQ menaçaient de faire « des splashs » aux adolescentes.

« Qu’est-ce que tu entends par splashs ? », a demandé le coroner.

« Il la force pour fourrer, des affaires comme ça […]. Ils disent souvent : “Si tu ne fais pas, tu vas avoir ça” », selon le procès-verbal de l’entrevue archivé à Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ).

L’adolescente, qui fréquentait l’école secondaire Henri-Bourassa, a ajouté avoir elle-même été victime d’un « splash ». Elle a dit ne plus fréquenter les motards depuis quelques mois.

Plus loin dans l’entrevue, elle a ajouté que plusieurs motards avaient « des couteaux » sur eux, et qu’ils les utilisaient pour « écrire sur la peau ».

L’adolescente a aussi expliqué avoir entendu des amies dire que des « gars de la MUQ » avaient tué Teresa Martin – qu’elle ne connaissait pas et n’avait jamais rencontrée.

Le coroner a tenté de faire dire à l’adolescente qui lui avait confié cette information, mais celle-ci a dit ne pas s’en souvenir. « Tout le monde en parlait », a-t-elle dit.

« On ne peut pas contacter tout le monde »

Il y a des années, des enquêteurs de la division des crimes non résolus de la Sûreté du Québec ont contacté Isabel Marcotte, la sœur de Teresa Martin.

Ils voulaient avoir son autorisation pour diffuser la photo de sa sœur dans la section des crimes non résolus du site web de la SQ. Heureuse de voir que les autorités s’intéressaient toujours au dossier après toutes ces années, elle a aussitôt acquiescé.

« J’étais excitée quand ils m’ont appelée. Je me disais qu’ils étaient en train de travailler le dossier. »

IMAGE TIRÉE DU SITE WEB DE LA SÛRETÉ DU QUÉBEC

Dossier du meurtre de Teresa Martin

Le numéro du dossier du meurtre de Teresa Martin sur le site de la SQ est le 068-700225-001. Le dossier contient l’une des rares photos de Teresa : sa sœur n’en possède pas.

Quelques années plus tard, en 2019, la Sûreté du Québec a annoncé en grande pompe vouloir faire passer de 5 à 30 le nombre d’enquêteurs affairés à temps plein à la division des crimes non résolus.

Plus de 700 dossiers, dont beaucoup remontent aux années 1960, se trouvaient dans les cartons du corps policier. L’idée était d’aller chercher plus d’effectifs afin de régler ces dossiers.

Surtout que le temps pouvait parfois jouer en la faveur des enquêteurs, avait expliqué la lieutenante Martine Asselin à La Presse Canadienne en 2019.

« Vingt ans, trente ans plus tard, certaines personnes sont décédées, on est peut-être déménagé, notre situation familiale peut avoir changé, puis là, on est prêt aujourd’hui à en parler », a-t-elle dit.

John Allore, auteur et animateur qui se penche depuis des années sur les meurtres non résolus au Québec, fait présentement de la recherche pour un livre qui parlera entre autres du meurtre de Teresa Martin.

Le 26 avril dernier, il a pu s’entretenir au téléphone avec le sergent Sylvain Benjamin, de la division des crimes non résolus.

Dans un enregistrement de cette entrevue, le sergent Benjamin explique que les enquêteurs de la Sûreté du Québec passent les dossiers en revue pour voir si un détail aurait été raté, et regardent s’il est possible de faire tester des objets au laboratoire.

Ensuite, avec l’accord de la famille, ils affichent une photo de la victime sur leur site internet.

« De cette façon, si quelqu’un sait quelque chose, il va nous appeler », a dit le sergent Benjamin.

Questionné pour savoir si cette approche était assez proactive, le sergent Benjamin a répondu : « Nous avons 700 dossiers, on ne peut pas interviewer de nouveau tout le monde… »

En entrevue avec La Presse, Benoit Richard, agent d’information de la Sûreté du Québec, note que la SQ veut faire de la section des crimes non résolus de son site internet « une référence », et souhaite que le public puisse aller la consulter de « façon régulière ».

M. Richard note qu’interroger à nouveau des témoins dans un dossier n’est « pas nécessairement » la façon dont les enquêteurs travaillent.

Mais ça ne veut pas dire qu’on ne le fera pas. Il faut que j’aie un élément qui me permette d’aller à nouveau poser des questions, ou d’appeler quelqu’un. Il faut relancer les gens avec de nouvelles choses.

Benoit Richard, agent d’information de la Sûreté du Québec

À l’interne, les dossiers sont révisés « de façon régulière » par les enquêteurs, assure-t-il.

Depuis 2004, 11 dossiers de meurtre ont été résolus par la division des crimes non résolus et la division des disparitions de la Sûreté du Québec.

Pour un corps policier qui se targue de mettre beaucoup de ressources et d’énergie sur la question, il s’agit d’une fiche de route « complètement inacceptable », déplore John Allore.

« Je sais que les crimes non résolus sont difficiles à résoudre et que le temps joue contre les enquêteurs. Mais le Québec a un avantage que d’autres pays n’ont pas. Les gens ont tendance à rester sur place. Beaucoup de témoins habitent au même endroit depuis 50 ans. Si les enquêteurs voulaient réellement faire avancer les choses, ils iraient leur parler. »

« Mettre un numéro de téléphone »

Après avoir été initialement excitée lorsque la SQ a affiché la photo de sa sœur sur son site internet, Isabel Marcotte a perdu son enthousiasme lorsqu’elle a compris que les choses n’iraient pas plus loin.

« Leur stratégie, c’est de mettre un numéro de téléphone et d’espérer que quelqu’un communique avec eux. C’est très passif », dit-elle.

Peu de détails sont aussi communiqués aux familles, déplore-t-elle. Par exemple, la famille de Teresa Martin n’a jamais été mise au courant de l’hypothèse voulant que des motards aient pu être liés à sa mort.

« Les motards, je n’ai jamais entendu parler de ça. Mes parents sont décédés, mais je crois qu’eux aussi n’en ont jamais entendu parler. Teresa n’a jamais fréquenté le milieu des motards et n’était pas du tout attirée par le monde de la moto. »

Mme Marcotte ne sait pas non plus si les déclarations et les crimes « complètement dégueulasses » détaillés par la jeune Johanne H. dans sa déclaration au coroner en 1970 ont fait l’objet d’une enquête à l’époque, ou plus récemment. Ce qu’elle sait, c’est qu’aucun enquêteur ne l’a interrogée ni aucune autre personne liée au dossier.

Ils m’avaient déjà dit que les vêtements de ma sœur existaient encore. Est-ce qu’ils ont été testés pour l’ADN ? Je n’en ai aucune idée. On ne sait rien. C’est frustrant.

 Isabel Marcotte, sœur de Teresa Martin

Il arrive parfois dans les nouvelles qu’il est question d’un crime ancien nouvellement résolu, souvent grâce à l’analyse d’ADN, dit-elle.

« Chaque fois, je me dis : peut-être qu’un jour, ça sera comme ça pour ma sœur. »