Même si leur entreprise compte plus de 1000 employés au pays et des bureaux à Montréal, les dirigeants de Pornhub ont affirmé à la Gendarmerie royale Canada (GRC) qu’ils n’avaient pas à respecter la loi fédérale les obligeant à rapporter les cas d’exploitation sexuelle d’enfants sur leur plateforme parce que leur entreprise n’est officiellement « pas canadienne ».

C’est ce que révèle une note d’information récemment préparée à l’intention du commissaire de la GRC et que La Presse a obtenue. Selon le document, le corps policier fédéral a rencontré des représentants de l’entreprise MindGeek, propriétaire de la plateforme de pornographie Pornhub, en 2018. La police a « soulevé » la question de la Loi concernant la déclaration obligatoire de la pornographie juvénile sur Internet par les personnes qui fournissent des services, qui oblige depuis 2011 les entreprises web à rapporter les cas de pédopornographie à la GRC.

Réponse de MindGeek : « L’entreprise a indiqué que la loi ne s’appliquait pas, car elle n’est pas une entreprise canadienne », lit-on.

MindGeek, dont les bureaux principaux sont à Montréal et qui est inscrite au registre des entreprises du Québec, mais dont le siège social est au Luxembourg, est dans la tourmente depuis la parution d’une enquête du New York Times en décembre. Le quotidien américain a révélé, témoignages de victimes à l’appui, que des vidéos montrant des viols et l’exploitation sexuelle d’enfants se retrouvaient sur Pornhub. Ces allégations ont eu de nombreuses répercussions.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

MindGeek, société mère de Pornhub, emploi plus de 1000 personnes au pays et possède des bureaux à Montréal.

Ce que démontre le document obtenu par La Presse, c’est que la présence de vidéos à caractère pédopornographique sur la plateforme pour adultes inquiétait déjà les autorités canadiennes depuis plusieurs années.

Dans un courriel à La Presse, la GRC a confirmé sa rencontre de 2018 avec MindGeek pour « discuter de la Loi concernant la déclaration obligatoire et des obligations qui en découlent ».

Selon la police fédérale, l’entreprise web ne lui a directement rapporté aucun cas d’exploitation sexuelle de mineur en 10 ans.

Dans la foulée de la rencontre, l’entreprise a répondu au corps policier que, suivant un avis de son conseiller juridique, elle transmettrait tout signalement de pornographie juvénile à un organisme américain, le National Center for Missing and Exploited Children (NCMEC), qui fait un travail semblable à celui de la GRC chez nos voisins du Sud. Lorsque les cas concernent des Canadiens, l’information est redirigée à la police canadienne par ce même organisme.

Or, alors que la Loi concernant la déclaration obligatoire est en vigueur depuis 2011, MindGeek n’a commencé à transmettre des signalements au NCMEC qu’en 2020. « Depuis juin 2020, le NCMEC a renvoyé 120 cas à la GRC relativement à Pornhub/MindGeek. Ces renvois ont été effectués à la suite de signalements faits par Pornhub au NCMEC », écrit la caporale Caroline Duval.

« MindGeek étant une entreprise mondiale enregistrée à l’étranger, il est difficile de déterminer qui a compétence à l’égard de celle-ci, étant donné que son contenu est hébergé à l’extérieur du Canada », ajoute la policière.

PHOTO ADRIAN WYLD, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Le directeur général de MindGeek Canada, Feras Antoon, apparaît à l’écran alors qu’il attend de comparaître virtuellement devant le Comité permanent de l’accès à l’information, de la protection des renseignements personnels et de l’éthique de la Chambre des communes, le 5 février dernier à Ottawa.

Un refus invalide

Professeur à la faculté de droit de l’Université de Montréal, Pierre Trudel balaie d’un revers de main l’argument des dirigeants de Pornhub selon lequel la loi ne s’applique pas à leur entreprise puisqu’elle n’est officiellement « pas canadienne ».

« Le fait qu’une entreprise n’est pas canadienne, sans doute quant à son siège social, n’est certainement pas un motif valable pour refuser d’appliquer une loi qui vise des activités qui se déroulent au Canada », explique le professeur Trudel.

Avec un tel raisonnement, les lois ne s’appliqueraient pas à un vaste ensemble d’entreprises dont le siège est situé à l’étranger.

Pierre Trudel, professeur à la faculté de droit de l’Université de Montréal

Habituellement, les lois et les tribunaux considèrent le lieu dans lequel se déroulent les activités d’une entreprise afin de déterminer si elle est assujettie aux lois d’un pays, souligne l’expert.

Pour la sénatrice indépendante Julie Miville-Dechêne, qui a fait de l’enjeu de la pédopornographie son cheval de bataille, la position de MindGeek est « inacceptable ».

« Je suis soufflée et choquée que MindGeek ose prétendre qu’elle n’a pas à respecter une loi canadienne parce qu’elle n’est pas une compagnie canadienne », martèle l’ancienne journaliste.

Les deux patrons sont canadiens, MindGeek a le gros de ses employés ici, à Montréal, ils ont reçu des subventions du gouvernement du Québec, ils sont donc soumis aux lois canadiennes.

Julie Miville-Dechêne, sénatrice indépendante

« Cela illustre bien que MindGeek/Pornhub a manqué à ses obligations les plus élémentaires face aux victimes mineures d’exploitation sexuelle qui ont vu leur vie brisée par des vidéos circulant trop longtemps sur Pornhub », ajoute-t-elle.

« Nous nous engageons dans ce combat »

Invitée à préciser sa position sur la loi canadienne et sur les responsabilités qui en découlent, MindGeek nous a fait parvenir la réponse suivante :

« Le matériel d’exploitation sexuelle d’enfants est un problème mondial qui nécessite une solution globale. MindGeek travaille avec les forces de l’ordre du monde entier. MindGeek va au-delà de ce qui pourrait être exigé par la loi canadienne. En fait, en 2020, MindGeek est devenu le premier site pour adultes à commencer à [faire des signalements] automatiquement au NCMEC afin d’assurer un transfert rapide et fiable de tout contenu identifié comme CSAM [matériel pédopornographique] aux organismes d’application de la loi appropriés du monde entier, dont la GRC.

« Chaque plateforme internet a la responsabilité de se joindre à ce combat, qui nécessite une action collective et une vigilance constante. Nous nous engageons dans ce combat et continuerons à travailler avec les forces de l’ordre du monde entier pour éradiquer le matériel d’exploitation sexuelle d’enfants et les contenus non consensuels sur nos plateformes et sur Internet. »

À la question précise « À votre avis, est-ce que la Loi concernant la déclaration obligatoire s’applique à MindGeek et Pornhub ? », l’entreprise n’a pas fourni de réponse.

Québec met en place un comité d’experts

Le gouvernement Legault a annoncé mardi la mise en place d’un comité d’experts dont le mandat sera de proposer des mesures pour « prévenir et contrer la pornographie juvénile sur les sites web québécois ». Un rapport préliminaire doit être déposé avant l’automne prochain.

La ministre de la Sécurité publique, Geneviève Guilbault, a annoncé que ce comité, composé de représentants de ministères et d’organismes gouvernementaux et des milieux policier et universitaire, devra fournir un « portrait de la situation et soumettre des suggestions de mesures susceptibles d’aider à prévenir et à contrer ce phénomène ».

Québec répond par cette initiative à la cinquième recommandation formulée dans le rapport de la commission transpartisane sur l’exploitation sexuelle des mineurs. Le gouvernement affirme également avoir créé un comité interministériel réunissant 16 ministères et organismes pour mettre en œuvre les recommandations du rapport. 

Hugo Pilon-Larose, La Presse

Chronologie

4 décembre 2020 : Le New York Times publie l’enquête « Les enfants de Pornhub », selon laquelle des vidéos montrant des viols et l’exploitation sexuelle d’enfants se retrouvent sur le site pornographique.

8 décembre 2020 : Les conservateurs à Ottawa et tous les partis de l’opposition à Québec réclament que le gouvernement Trudeau déclenche une enquête sur Pornhub.

10 décembre 2020 : Les sociétés émettrices des cartes de crédit Visa et Mastercard annoncent qu’elles ne permettront plus leur utilisation sur Pornhub.

14 décembre 2020 : Pornhub supprime 80 % de son contenu après avoir instauré une série de nouvelles mesures pour mieux contrôler le contenu de ses vidéos.

16 décembre 2020 : Quarante femmes qui soutiennent que Pornhub fait de l’argent avec des vidéos publiées sans leur consentement dans lesquelles elles apparaissent déposent une poursuite aux États-Unis.

8 janvier 2021 : Une demande d’action collective de 600 millions est déposée contre MindGeek à Montréal.

Février 2021 : Le Comité permanent de l’accès à l’information, de la protection des renseignements personnels et de l’éthique de la Chambre des communes entend des victimes et les patrons de Pornhub.