Le feu était pris depuis trois ans au poste de police de Mont-Tremblant, mais Québec vient de trancher : à la demande de la Ville, la Sûreté du Québec (SQ) desservira désormais la municipalité des Laurentides. Des rumeurs d’écoute électronique, une chicane de hockey mineur et même l’émission District 31 ont contribué à exacerber les tensions entre les policiers et leurs patrons, révèle une enquête de La Presse.

Les policiers et les patrons du poste de police de Mont-Tremblant ne s’adressent plus la parole, le nombre de griefs explose et un interphone a été au cœur de rumeurs d’écoute électronique. Mont-Tremblant tourne la page sur trois ans de chicanes avec l’abolition de son corps de police. La Sûreté du Québec (SQ) desservira désormais la ville des Laurentides, a annoncé Québec mardi.

La Ville espère réaliser des économies de 10 millions de dollars, sur cinq ans, avec le changement de service de police. Les policiers conserveront un emploi et le poste demeurera à l’entrée de la ville près de la route 117, a promis le maire Luc Brisebois.

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Luc Brisebois, maire de Mont-Tremblant

« Je suis rassuré par la décision et je remercie la ministre [de la Sécurité publique Geneviève Guilbault] d’avoir répondu favorablement à notre demande, a-t-il indiqué dans un communiqué. La dernière année n’a pas été facile, mais c’est une décision qui était importante pour nos communautés. » La résolution pour un changement de desserte policière a été votée à l’unanimité par le conseil d’agglomération en décembre 2019.

La semaine dernière, M. Brisebois a pressé le gouvernement de prendre une décision, affirmant que le climat de travail était rendu « insoutenable » au poste de police.  

La Fraternité des policiers de Mont-Tremblant est d’ailleurs persuadée que la Ville se débarrasse d’un conflit de travail. Elle a déposé deux recours devant le Tribunal administratif du travail pour empêcher un changement de corps de police. Avec la Fédération des policiers et policières municipaux du Québec, elle a aussi annoncé, mardi, vouloir entamer un recours judiciaire afin de « faire invalider la décision de la ministre de la Sécurité publique ».

Nombreux griefs et allégations d’intimidation

Plus de 60 griefs ont été déposés par le syndicat depuis le début de l’année 2018. Trois avaient été formulés entre 2011 et 2018. Des policiers ont été cités en discipline à au moins 50 reprises depuis le début du conflit, affirme la Fraternité des policiers, qui représente une quarantaine de membres.

Dans ce contexte houleux, le maire affirme qu’il a subi des actes d’intimidation. ll a été placé sous la protection du programme de lutte contre l’intimidation des élus de la Sûreté du Québec.

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« À plusieurs reprises, des véhicules de patrouille ont circulé à basse vitesse devant chez moi. À certaines occasions, des phares de recherche ont été pointés dans mes fenêtres », cite-t-il en exemple.

Il affirme que le conflit a eu des répercussions sur les citoyens. Les policiers auraient, par exemple, refusé de se déplacer chez un résidant de la municipalité de Lac-Tremblant-Nord, car la mairesse y est en faveur de l’abolition du poste de police. La Fraternité a nié cette histoire et a mis en demeure le maire Luc Brisebois de se rétracter publiquement, la semaine dernière.

Chicane de hockey mineur

La Fraternité affirme que les tensions ont plutôt commencé au début de 2018, bien avant que la Ville ne demande les services de la SQ.

Cet hiver-là, le policier Serge-Alexandre Bouchard juge que son fils de 7 ans joue moins que les autres hockeyeurs de son groupe. Il s’adresse à Enrico Morand, gérant de l’équipe, qui ne constate aucune iniquité, selon une plainte pour harcèlement psychologique rédigée par la Fraternité des policiers et remise aux élus de Mont-Tremblant en décembre 2019.

Les deux hommes se connaissent bien en dehors des arénas.

Serge-Alexandre Bouchard est le président de son syndicat de policiers, tandis qu’Enrico Morand est son supérieur en tant que capitaine du poste de police. Leur différend se rend jusqu’à l’association de hockey locale, selon la plainte de la Fraternité.

Les relations sont jusque-là harmonieuses au poste de police. Un soir, à la fin de février, un appel est transmis sur les ondes policières, mais il manque de détails au goût du sergent Serge-Alexandre Bouchard, qui se trouve dans la salle de patrouille. Il s’écrie : « C’est-tu pour quelqu’un qui a chié dans ses culottes ou pour une crise de cœur ? », selon une décision rendue par le Tribunal d’arbitrage, datant de novembre 2019.

Le sergent, irrité, se rend dans la salle de répartition, et l’échange avec la répartitrice du 911 est « vigoureux et acrimonieux, le ton haussant par le fait même », note l’arbitre.

Serge-Alexandre Bouchard est suspendu trois semaines, mais un juge du Tribunal du travail renverse la suspension 20 mois plus tard. « L’évènement du hockey, c’est l’origine du conflit. C’est ça qui déclenche la réaction disproportionnée de ma suspension », estime M. Bouchard en entrevue avec La Presse.

Enrico Morand, le capitaine du poste de police, confirme que le temps de jeu des enfants a en effet été inégal, mais qu’il n’a pas été « offusqué » par la plainte de son collègue. « La plainte pour le temps de jeu du fils [de M. Bouchard] n’a eu aucune incidence sur mes émotions et sur tous les évènements qui ont découlé. Aucune », martèle M. Morand.

Rumeurs d’écoute électronique

Les policiers sont convaincus que la répartitrice au cœur de la chicane avec Serge-Alexandre Bouchard les a entendus parler dans la salle de patrouille. Ils se mettent à croire qu’ils peuvent être écoutés par leurs patrons et par les répartitrices, par l’entremise d’un interphone.

La Fraternité réclame que l’appareil soit retiré du mur de la salle de patrouille ou qu’un voyant lumineux soit activé lorsque le dispositif est en mode écoute. La Ville refuse.

Les policiers ne veulent plus travailler dans la salle de patrouille par crainte d’être sur écoute. Dès mars 2018, ils déplacent une table et des chaises dans le garage afin de tenir leurs breffages quotidiens.

Un matin, un sergent demande au policier James Lauzon de sortir la table du garage. « J’ai répondu qu’il n’en était pas question, que je n’étais pas là pour faire des déménagements, mais de la patrouille », raconte le policier qui a travaillé 32 ans à la SQ, puis 18 autres au service de police de Mont-Tremblant. « Moi, je n’embarquerai pas dans les petits jeux syndicaux. J’ai 60 ans passés. »

James Lauzon est cité en discipline pour avoir « omis d’obéir à un ordre ». Il finit par remettre sa démission quelques mois plus tard quand la direction modifie les équipes de travail et les horaires de certains patrouilleurs, dont le sien.

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James Lauzon

La direction a véhiculé que j’avais pris ma retraite, mais j’ai remis ma lettre de démission parce que j’en avais plein le cul du climat de travail.

James Lauzon, ex-policier, à La Presse

Le 9 avril 2020, un arbitre du Tribunal du travail statue que « les policiers n’ont pas fait l’objet d’écoute électronique », mais que « l’interphone tel qu’installé dans la salle de patrouille constitue une condition de travail déraisonnable ». Il ordonne à « l’employeur de procéder à la modification de l’interphone pour y ajouter un [voyant] lumineux et un avertisseur sonore en permanence, lorsque l’appareil est mis en fonction ».

Le directeur des communications de Mont-Tremblant, Maxime Dorais, précise qu’un grief avait été déposé concernant l’interphone et que modifier l’appareil avant la décision de l’arbitre aurait été « l’admission d’une faute ».

District 31 à Tremblant

Le climat est si explosif depuis trois ans que les policiers, les capitaines et le directeur ne se saluent que du bout des lèvres quand ils se croisent dans les couloirs, raconte une autre policière qui a voulu garder l’anonymat par crainte de représailles de son employeur. Le maire Luc Brisebois, en entrevue avec La Presse, n’a en effet pas voulu s’engager à protéger les policiers qui parleraient publiquement dans ce reportage.

« Avant, on les appelait Enrico et Jean. Maintenant, on dit “capitaine” et “monsieur le directeur”. Et ça, ça les fâche. Ils ne nous regardent plus quand on se croise dans les couloirs », raconte la policière.

En janvier 2020, Mathieu Hinse est contacté par l’équipe de production de District 31 afin de tourner une émission spéciale sur des policiers impliqués dans leur communauté. « J’étais super fier parce que ce sont des citoyens qui ont envoyé ma candidature. C’était un honneur ! », raconte celui qui a longtemps sensibilisé les jeunes skieurs américains et ontariens à la consommation d’alcool lorsqu’ils arrivaient en autocar dans la région. Mais la Ville refuse que M. Hinse participe au documentaire.

Je suis convaincu qu’ils ont fait ça parce qu’ils veulent abolir notre police. Ils ne voulaient pas qu’on rayonne dans ce contexte. L’émission voulait souligner mon bon travail et c’est comme si mes patrons ne le reconnaissaient pas.

Mathieu Hinse, en arrêt de travail depuis juin 2019 et excédé par les réprimandes de ses supérieurs

Le maire Luc Brisebois confirme que la Ville a empêché le policier de participer à l’émission. « C’était une recommandation du directeur de police avec qui j’ai parlé. Il a dit non, point final, mais il y a des détails internes que je ne connais pas », explique-t-il.

Avec l’annonce de la dissolution du corps de police, la Ville clôt un long feuilleton. Un feuilleton policier.  

Un historique d’écoute électronique

Le service de police de Mont-Tremblant a un historique en matière d’écoute électronique illégale. Michel Ledoux, chef de police de 2007 à 2011, a été accusé au criminel d’avoir mis sur écoute ses agents. Il a plaidé qu’il voulait identifier ceux qui avaient posé une fausse bombe sous sa voiture et pendu un mannequin devant le poste de police. M. Ledoux a été blanchi par la Cour supérieure. La Cour d’appel a ensuite annulé ce jugement d’acquittement, mais les procureurs de la Couronne ont abandonné les procédures. M. Ledoux a poursuivi la Ville de Mont-Tremblant pour 6 millions de dollars en dommages et intérêts pour sa destitution. Le conflit a été réglé à l’amiable, et le montant du règlement n’a jamais été dévoilé.

« Le service ne sera pas comparable », selon des citoyens

« Quand on entre dans Mont-Tremblant, il y a souvent une voiture de police au rond-point. Ce n’est pas pour rien. Ça envoie un message : si tu viens pour faire un mauvais coup, tu es mieux de choisir une autre ville », s’exclame David Bow, résidant et entrepreneur de Mont-Tremblant qui s’opposait à l’abolition de son service de police.

M. Bow est le propriétaire de deux restaurants de la région : le Caseys, à la station de ski Tremblant, et le St-Hubert, dans le quartier Saint-Jovite. Pour lui, il est primordial que les touristes se sentent en sécurité lorsqu’ils sont de passage dans la ville.

« S’il se met à y avoir des crimes parce que les policiers sont moins présents, c’est sûr que ça va affecter le tourisme. C’est important pour moi, pour mes commerces, que ça n’arrive pas. C’est le tourisme qui nous fait vivre », dit-il.

La Ville de Mont-Tremblant affirme qu’un changement de corps de police permettra d’économiser 10 millions de dollars sur cinq ans, mais cet argument ne tient pas la route, selon M. Bow.

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David Bow, propriétaire de deux restaurants à Mont-Tremblant

On ne compare pas des pommes avec des pommes. Le service ne sera pas comparable. Si on nous faisait garder le même nombre de policiers pour la même superficie de territoire, peut-être. Mais là, ce n’est pas ça qui va arriver.

David Bow, propriétaire de deux restaurants à Mont-Tremblant

Danièle Adam a fait du porte-à-porte et s’est installée dans l’entrée glaciale de l’épicerie afin de faire signer une pétition pour le maintien du service de police local. Elle soutient qu’elle a récolté 4000 noms.

« J’ai rarement vu un contexte aussi antidémocratique. Le maire n’a reçu aucun mandat de la population, il n’a jamais parlé d’abolir le service de police pendant sa campagne électorale », dit celle qui demandait à la ministre de la Sécurité publique, Geneviève Guilbault, d’imposer la tenue d’un référendum ou d’attendre la tenue des élections municipales, en octobre prochain, afin de « laisser la décision entre les mains des citoyens ».

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Danièle Adam

« C’est impossible »

Le Tremblantois Michel Brossard est convaincu que la SQ ne sera pas aussi présente dans les rues de Mont-Tremblant que la police municipale, malgré les promesses du maire.

« C’est impossible qu’on ait le même sentiment de sécurité avec la SQ. Nos 44 policiers vont se retrouver à couvrir un territoire six fois plus grand avec une population deux fois plus nombreuse », estime-t-il.

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Michel Brossard

Les citoyens en faveur de l’abolition du service de police s’affichent peu. L’un d’eux, qui a souhaité garder l’anonymat par crainte d’avoir « les policiers sur le dos », se réjouit des économies de 2 millions de dollars qui seront réalisées annuellement avec la Sûreté du Québec. « La SQ est dans la majorité des municipalités du Québec. Je ne verrais pas pourquoi on serait plus mal servis qu’ailleurs avec eux », a-t-il dit.

Des regroupements menacent de poursuivre Québec

Deux regroupements policiers envisagent déjà de poursuivre le gouvernement pour infirmer la décision de Québec d’autoriser la demande de la Ville de Mont-Tremblant d’abolir son corps de police. « Je ne comprends pas du tout la décision de la ministre, alors qu’elle nous avait assuré qu’elle ne prendrait pas de décision dans le dossier pour le moment. Elle nous envoie le message que tout le dossier du livre vert […] qu’elle a elle-même créé ne servira pas à améliorer la couverture policière », a fustigé le président de la Fédération des policiers et policières municipaux du Québec (FPMQ), François Lemay. Son groupe, soutenu par la Fraternité des policiers de la Ville de Mont-Tremblant (FPMTT), a l’intention d’entamer des procédures judiciaires pour « faire invalider la décision de la ministre de la Sécurité publique ». « Pour un gouvernement qui se vantait d’être à l’écoute de la population lors de son entrée au pouvoir, on voit que c’était des paroles en l’air », a déploré le président de la FPMTT, Serge-Alexandre Bouchard, soutenant qu’une majorité de la population « veut garder son corps policier municipal ».

– Henri Ouellette-Vézina, La Presse