Se servir du droit familial pour protéger les femmes victimes de violence conjugale ? C’est l’une des missions de l’organisme Juripop, qui a mis en place plusieurs initiatives, dont des équipes spécialisées qui ont accompagné des femmes tout au long des procédures de séparation et de garde d’enfants, pour éviter que le conjoint violent ne se serve des petits pour continuer son contrôle et ses agressions.

Beaucoup de féminicides sont commis lors d’une séparation, souligne avec urgence la directrice générale de Juripop, Me Sophie Gagnon.

« C’est un moment-charnière, dangereux. »

Il faut que les gens cessent de penser que la femme est forcément en sécurité quand elle a quitté un conjoint violent et qu’ils ne vivent plus sous le même toit. Et quand il y a des enfants, le risque pour sa sécurité peut être accru, car les ordonnances de garde partagée donnent au conjoint de multiples occasions d’être en contact avec la mère. Il peut s’en servir pour lui faire mal et la contrôler, explique-t-elle.

Si le système de justice criminelle travaille fort depuis des années pour aider les femmes victimes de violence conjugale, historiquement, le droit familial ne faisait pas partie du filet de sécurité, constate Me Gagnon. Le droit familial, c’est « l’angle mort » de la violence conjugale, alors que les avocats peuvent y poser une série de gestes protecteurs.

Même que la violence conjugale est souvent « banalisée » dans le contexte de garde d’enfants ou de divorce, souligne Me Gagnon.

Dans les jugements qui accordent la garde partagée, l’on peut encore lire des références telles que : « Monsieur est un conjoint violent, mais il est un bon père ».

D’abord, ce n’est pas vrai que la violence contre la mère n’a pas d’impact sur les enfants, affirme Me Gagnon. Et puis, cela donne au père un accès continu à celle-ci, « un levier pour contrôler la femme ».

Pour lui enlever celui-ci, il faut absolument que dès la séparation, un avocat en droit de la famille soit au dossier et aille chercher des ordonnances pour mettre un frein à cette violence, comme une interdiction de contact. Une garde exclusive pour la mère, même si elle n’est que temporaire, peut aussi être une façon de la protéger.

Un premier bilan des initiatives d’aide

Juripop a déployé plusieurs initiatives après avoir reçu en 2019 un mandat du Comité transpartisan de l’Assemblée nationale du Québec afin de recenser les besoins juridiques des victimes de violence conjugale et de tester des modèles de services juridiques gratuits à leur rendre. Après un peu plus d’un an, l’organisme fait le bilan de ses projets.

Une ligne téléphonique d’assistance juridique a permis de donner des conseils spécialisés à plus de 1700 Québécoises. « Est-ce que j’ai le droit de quitter ? » « Puis-je partir avec les enfants ? » Voilà des questions fréquemment posées.

Une évaluation du risque

Quant aux équipes spécialisées en droit de la famille et de la jeunesse, elles ont aidé jusqu’à maintenant 35 personnes devant les tribunaux.

Ces équipes, formées de deux avocates et d’une spécialiste clinique — une criminologue, qui est là pour aider notamment les avocates de Juripop à être à l’affût de signes de danger et à repérer les « drapeaux rouges » — se sont occupées des dossiers devant la cour du début à la fin. Un modèle a été développé pour déterminer le risque pour la sécurité de la femme, ce qui va influencer toutes les actions posées par les avocates.

Mais aussi, elles ont établi et maintenu un lien solide entre les divers niveaux de cours « qui souvent ne se parlent pas », soit le tribunal criminel (quand il y a eu plainte à la police), le tribunal de la famille et le tribunal de la jeunesse lorsque la DPJ est impliquée.

Me Justine Fortin, qui travaille chez Juripop, relate un dossier complexe dont l’organisme s’est occupé. Après évaluation, le risque d’homicide avait été jugé « élevé ».

« On était sur le pied d’alerte depuis des mois, rapporte l’avocate. Des drapeaux rouges, il y en avait. »

Puis, l’homme a proféré des menaces de mort contre son ex-conjointe et même au sujet des enfants.

« Quand c’est arrivé, on était prêts. On connaissait déjà l’impact sur toute la situation », dit Me Fortin. La femme et les enfants ont été rapidement protégés. Tous les morceaux du système ont été avisés et le filet de sécurité s’est déployé autour d’eux.

« À ce jour, on est encore en contact avec le procureur de la Couronne responsable du dossier criminel. »

C’est la clé du succès, a commenté Me Gagnon : il ne faut pas travailler en silo.

Cela évite notamment des jugements contradictoires entre les différentes cours, ce qui se produit, par exemple, quand un juge au criminel interdit à l’homme d’entrer en contact avec son ex-conjointe, alors que le juge responsable de la garde des enfants ordonne la remise de ceux-ci en personne à l’autre parent, deux fois par semaine.

De la formation

Évidemment, les équipes spécialisées de Juripop ne peuvent suffire à la tâche, les besoins étant considérables.

C’est pourquoi l’organisme a aussi créé et offert une formation de quatre jours pour les avocats en droit de la famille, pour leur expliquer comment gérer des dossiers comportant de la violence conjugale et comment la plaider pour que le juge « en tienne compte ».

Le rapport du Comité d’experts sur l’accompagnement des victimes d’agressions sexuelles et de violence conjugale, appelé « rebâtir la confiance », avait d’ailleurs recommandé la création d’une banque d’avocats en droit de la famille spécialisés en violence conjugale.

Juripop espère pouvoir poursuivre toutes ces initiatives au-delà du projet-pilote, notamment afin de rendre les formations permanentes et même d’en créer d’autres.

L’expérience des équipes spécialisées en violence conjugale a d’ailleurs été une espèce de « laboratoire », ayant permis de tester une foule de choses devant les tribunaux.

Cela a aidé à établir les meilleures pratiques qui pourront être transmises lors des formations, explique Me Fortin. Par exemple, une avocate de Juripop a obtenu en septembre dernier la première ordonnance de protection civile pour une femme victime de violence conjugale. Cette procédure peut par exemple interdire à un conjoint violent de communiquer ou de s’approcher du domicile de la victime.

Elles travaillent aussi très fort pour que la violence conjugale soit « reconnue » dans les causes de séparation et de garde d’enfant.

Parfois, ce n’est qu’une phrase dans un jugement, explique Me Fortin, qui va comme suit : « compte tenu du contexte de violence conjugale… ». C’est une victoire, dit-elle. Les juges subséquents ne pourront l’ignorer.

Ces mots, écrits noir sur blanc, « peuvent avoir un grand impact dans la vie d’une femme ».