Le gestionnaire de la Gendarmerie royale du Canada (GRC) arrêté pour espionnage la semaine dernière travaillait sur une enquête internationale concernant le blanchiment d’argent russe à Montréal et ailleurs au Canada. Le plaignant dans cette affaire a dit à La Presse hier qu’il ignore si ses secrets ont été éventés et si l’enquête va se poursuivre.

Bill Browder a sursauté vendredi dernier en apprenant l’arrestation de Cameron Ortis, le directeur général du Centre national de coordination du renseignement de la GRC.

« Il était mon principal point de contact. Actuellement, j’essaie de déterminer qui va prendre le relais », raconte le financier britannique, connu à travers le monde pour son opposition au président russe Vladimir Poutine.

Un avocat mort dans une prison russe

L’entreprise de Bill Browder avait d’importants investissements en Russie au début des années 2000, dans les premières années du règne de M. Poutine. Il dit avoir été victime d’une fraude de 230 millions perpétrée par des responsables gouvernementaux corrompus alliés à des mafieux. Il avait engagé un avocat russe, Sergueï Magnitski, pour retrouver l’argent, mais celui-ci a été jeté en prison par les autorités russes, où il est mort un an plus tard, sans qu’il y ait jamais eu de procès.

Après la mort de son avocat, Bill Browder a convaincu le Canada, les États-Unis et l’Union européenne d’imposer des sanctions envers plusieurs Russes soupçonnés d’être liés à l’affaire. Au moment d’adopter les sanctions, la ministre canadienne Chrystia Freeland avait dit vouloir montrer que « le Canada prendra des mesures contre les individus qui ont profité d’actes de corruption à grande échelle ».

Bill Browder est devenu un ennemi juré du Kremlin. Le magazine New Yorker l’a qualifié « d’homme le plus recherché de Russie ».

Le gouvernement russe l’accuse notamment de fraude fiscale et souligne fréquemment qu’il n’a jamais prouvé ses allégations.

M. Browder a aussi collaboré avec les polices de plusieurs pays pour retrouver les millions détournés qui auraient été cachés un peu partout dans le monde par les dirigeants russes corrompus.

La piste canadienne

Selon les documents amassés par son équipe et les enquêtes menées dans d’autres pays, une petite fraction de l’argent aurait atterri au Canada, notamment à Montréal.

Une partie de l’argent a été dans l’immobilier, une partie dans des achats divers.

Bill Browder

M. Browder est venu deux fois rencontrer la GRC à Ottawa à ce sujet, en février et en septembre 2017. Son interlocuteur était Cameron Ortis, le gestionnaire de haut niveau qui est maintenant accusé d’avoir volé des informations secrètes afin de les transmettre à « une entité étrangère ou un groupe terroriste » non spécifié. Ils devaient se rencontrer de nouveau avant Noël prochain.

« Il avait l’air sérieux »

« Il avait l’air sérieux, professionnel. Il semblait bien informé, d’un très haut niveau. Il n’y avait rien de louche, aucun signe suspect dans son comportement. Toute la présentation de la GRC était très professionnelle, très rigoureuse », a raconté M. Browder, joint par La Presse.

« Nous n’avons pas dévoilé nos sources, mais nous avons dévoilé toute l’information financière qui relie le meurtre de Sergueï Magnitski à l’argent qui se rendait jusqu’au Canada. Et nous avons informé [la GRC] de toutes les autres enquêtes en cours à travers le monde sur ce dossier, dont certaines qui n’ont pas été dévoilées publiquement », dit-il.

Il ignore si les informations transmises à la Gendarmerie royale du Canada ont pu être compromises par la trahison alléguée de Cameron Ortis. Il n’a eu aucun contact avec la GRC depuis. Il espère que l’enquête ira de l’avant malgré tout.

PHOTO ADRIAN WYLD, LA PRESSE CANADIENNE

Bill Browder dit avoir été victime d’une fraude de 230 millions perpétrée par des responsables gouvernementaux russes corrompus alliés à des mafieux. Son ancien avocat, Sergueï Magnitski, a été jeté en prison où il est mort un an plus tard. 

« J’espère que ce dossier sera traité avec le sérieux nécessaire compte tenu de la gravité du crime. De notre point de vue, le plus important maintenant est de recevoir un message clair de la GRC disant que l’enquête sur le blanchiment d’argent du dossier Magnitski sera confiée à quelqu’un qui va la poursuivre avec vigueur et énergie », lance le financier.

Il se demande si les autorités canadiennes en feront une priorité. « Dans ce cas en particulier, à part les deux rencontres que nous avons eues avec M. Ortis, il ne semblait pas y avoir d’autres actions. J’en déduis qu’ils étaient plutôt passifs par rapport à ce crime. »

Accusations « extrêmement perturbantes »

Cameron Ortis, qui travaillait à la GRC depuis 2007, demeure détenu et reviendra devant la cour à Ottawa vendredi.

La commissaire de la GRC, Brenda Lucki, a déclaré hier dans un communiqué que les accusations qui pèsent sur lui sont « extrêmement perturbantes » et que l’enquête est toujours en cours sur cette affaire.

« Nous évaluons les conséquences des activités présumées au fur et à mesure que l’information devient disponible. Nous sommes conscients des risques potentiels pour les opérations de nos partenaires au Canada et à l’étranger et nous les remercions de leur collaboration soutenue. Soyez assurés que des stratégies d’atténuation sont mises en place, au besoin », a-t-elle déclaré.

Elle a reconnu qu’à titre de dirigeant du renseignement, M. Ortis avait accès aux secrets du Canada, mais aussi de ses alliés.

« En vertu des postes qu’il occupait, M. Ortis avait accès à de l’information que possédait la collectivité canadienne du renseignement. Il avait également accès à des renseignements provenant de nos alliés nationaux et internationaux. Il s’agit d’un niveau d’accès approprié compte tenu des postes qu’il occupait », a-t-elle déclaré.

La GRC doit donner plus de détails lors d’une conférence de presse aujourd’hui dans la capitale fédérale.

Trouvé grâce à un vendeur de téléphones ultrasécurisés

La chaîne de télévision Global, première à avoir annoncé l’arrestation de M. Ortis, a affirmé hier que c’était l’arrestation du patron d’une organisation criminelle canadienne spécialisée dans la vente de téléphones ultrasécurisés qui avait permis aux policiers de remonter jusqu’à Cameron Ortis. Vincent Ramos, de Vancouver, dirigeait Phantom Secure Communications, une entreprise qui vendait des téléphones intraçables aux grands trafiquants de drogue partout dans le monde. Ramos a été arrêté et condamné à la prison aux États-Unis l’an dernier. De son côté, la chaîne CBC dit avoir vu un document qui précise que Cameron Ortis avait écrit à Ramos pour lui proposer de lui vendre des secrets de la GRC, ce qui a été découvert à la suite de l’enquête américaine sur Ramos.