« La question est simple : qui, entre deux parties innocentes, doit subir [une] perte ? » La Cour d’appel du Québec s’est prononcée au début du mois de juin sur les contrecoups d’une fraude plutôt saugrenue impliquant un double vol d’identité et dans laquelle les deux parties ont bel et bien été bernées. La question posée par le tribunal est en effet formulée simplement, mais la réponse est autrement complexe. Explications.

Identités usurpées

Tentons d’abord de résumer l’affaire initiale. En décembre 2011, le notaire Francis-Pierre Rémillard prépare les actes d’hypothèque et de vente d’un immeuble situé à Montréal. Une transaction on ne peut plus habituelle. À un détail près : la vendeuse de l’immeuble et son acheteur ne sont pas ceux qu’il croit. Tous deux présentent de fausses identités – ou plutôt des identités bien réelles, mais qui ne leur appartiennent pas. Le duo a réussi à soutirer quelque 324 000 $ de l’opération. La stratégie utilisée : obtenir un chèque tiré du compte en fidéicommis du notaire et l’échanger contre de l’argent comptant dans un centre d’encaissement appartenant à la société Gescoro. Aucun des deux faussaires n’a été retrouvé, pas même identifié, et la somme n’a jamais été récupérée.

Qui doit payer ?

Bien que les noms réels des personnes dont on a volé l’identité apparaissent dans les jugements, nous avons choisi de ne pas les mentionner ici pour ne pas ajouter à leur malheur. Ultimement, la dame dont on avait vendu la maison contre son gré a retrouvé les droits sur sa propriété. Mais la question demeurait néanmoins : à qui revenait la responsabilité d’éponger la perte de cette somme ? Il faut savoir que Me Rémillard avait fait des photocopies des cartes d’assurance maladie et des permis de conduire des fraudeurs. Gescoro avait fait de même, en plus de confirmer par téléphone et en personne auprès du notaire que c’est bien lui qui avait émis le chèque. Toutes les pièces d’identité qui leur avaient été fournies semblaient conformes.

Les parties concernées

Les acteurs de cette histoire sont nombreux. Il y a d’abord MRémillard, le notaire qui a prélevé quelque 324 000 $ de son compte en fidéicommis et émis un chèque à l’ordre de la fausse vendeuse de l’immeuble. Il y a ensuite la société d’encaissement de chèques Gescoro. C’est l’un de ses établissements, Chèque Express, rue Jean-Talon Ouest, qui a remis la somme en argent comptant à l’une des usurpatrices après que celle-ci eut endossé frauduleusement le chèque. Il y a également First National, société financière qui avait approuvé le prêt hypothécaire et l’avait fourni au notaire, ainsi que Stewart Title, compagnie d’assurance qui a indemnisé First National.

Retour à l’expéditeur

C’est ultimement l’annulation du chèque qui a été à la source du litige. Gescoro a donc vu la somme retirée de son compte pour qu’elle soit transférée au compte de MRémillard après que celui-ci eut fait la démonstration que l’endossement était frauduleux. MRémillard s’engageait alors à remettre l’argent à l’assureur Stewart. Mais Gescoro se retrouvait à avoir déboursé la somme deux fois : la première fois en encaissant le chèque et la seconde lorsque, trois ans après les faits, le chèque avait été retourné à son expéditeur. C’est à ce moment que l’entreprise s’est tournée vers les tribunaux pour obtenir une compensation de MRémillard et de Stewart Title.

Action rejetée

La juge Chantal Corriveau, en Cour supérieure, a rejeté l’action de Gescoro en 2016, conférant la responsabilité de la perte à « la partie qui négocie le chèque ». « La Loi sur les lettres de change, c’est une vieille loi extrêmement compliquée ; même pour des avocats, c’est difficile à comprendre », explique en entrevue MAlex De Zordo, du cabinet Borden Ladner Gervais, qui représentait Stewart Title. « Mais une règle est claire : si un chèque contient un faux endossement, il peut être retourné en compensation [à son émetteur] », insiste MDe Zordo. Gescoro avait en outre tenté d’invoquer une possible collusion entre le notaire et l’usurpatrice, ce que la juge n’a pas trouvé plausible. La magistrate avait par ailleurs noté que « le commerce de Gescoro implique une activité financière à risque devant parfois entraîner des pertes comme dans le cas présent ».

« Personne fictive »

En appel, l’attention s’est portée par la notion de « personne fictive ». Ainsi, si le chèque avait été fait par une personne qui n’existait pas ou à l’ordre d’une personne inexistante, la responsabilité aurait incombé à l’émetteur, donc au notaire. Or, dans cette affaire, ce sont des personnes bien réelles qui étaient en cause, et ce, bien que leur identité ait été usurpée. C’est donc Gescoro qui doit payer la note. « Il est clair que [le notaire Rémillard] croyait que [la dame dont l’identité a été volée] vendait son immeuble et qu’il voulait lui remettre le produit de la vente. En conséquence, [cette dame] n’est pas une personne fictive », écrit le juge Stephen W. Hamilton, qui signe le jugement de la Cour d’appel.

En Cour suprême ?

L’avocat représentant Gescoro, MMichel A. Jeanniot, n’a pas souhaité commenter le jugement de la Cour d’appel pour l’instant, car la traduction en anglais de la décision est en cours – la société mère de Gescoro, Ria Financial, est établie en Californie. Il n’est pas exclu que la décision soit portée en appel à la Cour suprême.

« C’est le crime de l’heure et on ne peut rien faire »

Une situation « cauchemardesque ». Un ordre professionnel qui « ne fait rien pour nous protéger ».

Le notaire Francis-Pierre Rémillard ne mâche pas ses mots pour décrire son désarroi face à la multiplication des cas de vols d’identité qui prennent pour cibles ses collègues et leur clientèle.

Lui-même en sait quelque chose : la Cour d’appel lui a donné raison dans un conflit concernant le remboursement de 324 000 $ évaporés dans la nature après une transaction immobilière orchestrée par deux usurpatrices.

Huit ans après les événements, Francis-Pierre Rémillard dresse un constat navrant : si des faussaires se présentaient à son bureau aujourd’hui, il n’aurait pas davantage de leviers pour les démasquer. De fait, depuis la fraude de 2011, il s’est retrouvé au centre de deux autres situations du genre. La dernière fois, il a toutefois pu alerter les autorités avant que la transaction n’aille de l’avant, affirme-t-il.

On n’a aucun moyen de valider si une carte d’assurance maladie ou un permis de conduire sont des faux.

Francis-Pierre Rémillard, notaire

« C’est le crime de l’heure, et on ne peut rien faire. C’est une situation cauchemardesque pour les notaires », ajoute-t-il. 

Mécanismes imparfaits

Cette observation sur la vérification des pièces d’identité est en partie exacte. La Société de l’assurance automobile du Québec (SAAQ) offre un service en ligne de validation d’un numéro de permis de conduire ; n’importe quel citoyen peut ainsi vérifier si un permis est valide, mais aucune information personnelle sur son propriétaire – adresse, date de naissance, photo – n’est fournie. Un faussaire qui utilise un numéro de permis valide passera donc sous le radar de ce test. Seule une enquête policière peut garantir hors de tout doute l’authenticité d’un permis, nous a confirmé la SAAQ.

La Régie de l’assurance maladie du Québec (RAMQ) rappelle de son côté que la nouvelle carte qu’elle a lancée l’année dernière comporte de multiples mécanismes d’authentification : de l’encre qui change de couleur selon l’éclairage, une gravure tactile de même que des images qui apparaissent sous des rayons ultraviolets. L’ancienne « carte-soleil », moins sécurisée, comportait tout de même des inscriptions holographiques qui apparaissent sous un certain éclairage.

Or les cartes frauduleuses qui ont été soumises à Francis-Pierre Rémillard étaient en tout point identiques à des cartes authentiques, affirme le notaire.

Pour l’achat d’une maison, d’autres pièces d’identité peuvent être présentées, notamment un passeport ou une carte de citoyenneté, des documents eux aussi difficiles à authentifier si l’on ne fait appel aux autorités.

Identités menacées

Commandant de l’unité des Crimes économiques et de propriétés au Service de police de la Ville de Montréal (SPVM), Dominique Côté affirme que les fraudes immobilières de ce genre ne sont pas monnaie courante. Il rappelle que ces subterfuges visent spécifiquement des propriétaires de maisons entièrement payées, car un lien d’hypothèque existant lèverait le voile sur le stratagème frauduleux.

PHOTO OIIVIER PONTBRIAND, ARCHIVES LA PRESSE

Dominique Côté, commandant de l’unité des Crimes économiques et de propriétés au Service de police de la Ville de Montréal

Aux notaires qui souhaitent valider les pièces d’identité, il rappelle que « dans le doute, il faut avertir les autorités », mais convient qu’une validation policière systématique créerait un problème d’engorgement. « Il faudrait penser à une méthode plus simple », dit-il.

Dans son rapport annuel dévoilé à la mi-juin, le SPVM recense quelque 7400 fraudes de toutes sortes en 2018. Cette catégorie de crimes a augmenté de façon constante depuis cinq ans.

42 % Hausse du nombre de fraudes recensées par le SPVM depuis 2014. Au cours de la dernière année seulement, la hausse a été de 8,8 %.

Selon le commandant Côté, le vol d’identité est au sommet des priorités de son unité. « C’est vraiment le phénomène qu’on observe le plus », dit-il. Ni le commandant ni le SPVM n’étaient toutefois en mesure de nous fournir le nombre précis de vols d’identité relevés sur leur territoire.

« Rien pour nous protéger »

Se disant impuissant devant la situation, MRémillard interpelle son ordre professionnel, la Chambre des notaires du Québec (CNQ).

« La Chambre ne fait rien pour nous protéger, dénonce-t-il. Il faut établir des ententes avec la SAAQ et la RAMQ pour nous outiller contre la fraude. »

Préférant ne pas commenter le cas spécifique de M. Rémillard, une porte-parole de la CNQ nous a écrit dans un courriel qu’il revient « au notaire d’agir avec prudence et diligence », mais que « naturellement, la contrefaçon demeure possible ». « Les techniques se raffinent et s’adaptent sans cesse », poursuit-on.

La CNQ se dit « excessivement sensible aux risques de fraudes », affirmant mener des « actions de sensibilisation et de formation constantes », par exemple des communications à ses membres les mettant en garde contre les « nouvelles façons de faire des fraudeurs ».

La Presse a tenté d’obtenir une réaction auprès du Fonds d’assurance professionnelle de la CNQ, mais sans succès.

Ce n’est pas la première fois que les notaires se retrouvent dans l’actualité pour des cas de vol d’identité. En janvier dernier, le Journal de Montréal a révélé qu’une dizaine d’entre eux avaient été victimes de fraudeurs qui avaient obtenu des accès à leurs comptes en fidéicommis et qui y avaient subtilisé des millions de dollars.

La Chambre a alors affirmé que c’était aux notaires de veiller à sécuriser leur compte auprès de leur institution financière.