Le drame de la petite Alicia*, négligée, violentée, sous-alimentée au cours de sa brève existence, ligotée dans la résidence familiale de Granby, morte à l’hôpital après quelques heures de coma, provoquera-t-il une révision en profondeur du système québécois de protection des enfants vulnérables ?

Tout le Québec s’émeut pour le triste destin de la fillette, comparée à « Aurore, l’enfant martyre », en raison des sévices qu’elle aurait subis alors qu’elle vivait avec son père et sa belle-mère, malgré le fait qu’elle devait être suivie par le Directeur de la protection de la jeunesse (DPJ).

Le récit des traumatismes de la petite, relaté dans les décisions du tribunal de la jeunesse à son égard, donne froid dans le dos.

On y apprend qu’elle a été élevée par des parents inadéquats, violents et ayant des antécédents en matière d’agression sexuelle, dont le comportement a entraîné de graves séquelles chez la petite fille.

Malgré des indications claires de « négligence au plan éducatif, d’abus physiques et de mauvais traitements psychologiques », selon un jugement du 30 mai 2018 de la Chambre de la jeunesse, le juge, suivant la recommandation de la DPJ, a maintenu Alicia et son frère au domicile de leur père et de leur belle-mère.

Le médecin de la fillette souligne « un état de stress post-traumatique sous-jacent lié à la négligence ou à d’autres traumatismes non précisés qu’elle a vécus », ainsi qu’un retard de croissance, de scolarisation et de développement global.

« Elle présente une détresse psychologique sévère de causes multifactorielles. Les hypothèses actuelles sont un trouble de l’attachement probable avec une immaturité affective, une détresse anxieuse, un trouble de l’opposition avec provocation et un trouble de sommeil secondaire sévère », écrit aussi le médecin.

L’enfant aurait aussi souffert d’une perforation de l’intestin, d’un gonflement de la vessie et d’autres problèmes de santé, qui ont incité le médecin à se demander si elle n’était pas enfermée dans sa chambre, selon la demande déposée au tribunal en 2017 pour réviser sa supervision par la DPJ.

Des nuages avant même la naissance

Alicia semble avoir vu le jour sous des cieux orageux, et les nuages noirs étaient présents même avant sa naissance.

« Pendant sa grossesse, la mère se frappait le ventre en tenant des propos dénigrants envers l’enfant à naître », indique un jugement rendu en janvier 2012, alors que la petite n’avait que 4 mois, qui soulignait que sa sécurité et son développement étaient compromis.

La jeune mère, qui avait 17 ans à l’accouchement, a consommé des drogues dures pendant sa grossesse. Elle est atteinte de déficience intellectuelle, souffre probablement d’un trouble de personnalité limite, du syndrome de Gilles de la Tourette, de trouble obsessif compulsif, de troubles de comportement, notamment d’agressivité verbale et physique, en plus d’avoir des antécédents suicidaires.

Quant au père, il a été suivi en pédopsychiatrie à l’adolescence après avoir abusé sexuellement de son frère et de sa sœur.

Les jeunes parents vivent dans un logement insalubre, avec quatre chiens, et manquent d’argent.

La garde du bébé, né prématurément, est d’abord confiée au père, pourvu qu’il demeure chez ses parents. Cependant, il « est incapable de surveiller adéquatement sa fille » et l’a déjà laissée seule à la maison peu après sa naissance, indique le jugement.

Il refuse de se lever la nuit pour la faire boire. « Je suis en position d’autorité. C’est moi le père, et il faut qu’elle apprenne à faire ses nuits quand on la couche », répond-il à sa mère, qui lui explique qu’un bébé naissant a besoin de boire même la nuit.

Le nouveau père aurait aussi posé des gestes violents envers sa propre mère, qui dit le craindre.

Dans les faits, c’est la grand-mère qui s’occupe du nourrisson, et le tribunal lui confie officiellement la garde d’Alicia le 24 janvier 2012, avec visites supervisées des parents, qui s’intéressent peu à ses soins et ne l’ont jamais accompagnée lors de ses visites chez le médecin.

Le frère d’Alicia naît en 2014, alors que la mère est en couple avec le frère du père de son enfant, et qu’elle n’est toujours « pas dotée de capacités parentales suffisantes », selon un jugement rendu le 18 juillet 2014. La mère aura ensuite deux autres enfants avec le frère de son ex-conjoint, et est actuellement enceinte d’un cinquième.

Visites des policiers

Le poupon est confié au père, qui se serait alors ressaisi et aurait cessé de consommer de la drogue et de l’alcool, « afin d’éviter à l’enfant d’être déplacé auprès d’une famille d’accueil », selon le tribunal.

Le juge indique aussi que la nouvelle conjointe du père, mère d’un garçon de 8 ans, « est dotée d’une grande maturité » et « n’a pas l’intention de mettre en danger l’enfant ».

En août 2014, la police intervient pourtant chez le père à la suite d’une plainte pour violence conjugale. Les policiers y retourneront au moins à deux reprises, en 2017.

Cela n’empêche pas le père de demander, en février 2015, la garde d’Alicia, qui a maintenant 3 ans et vit chez ses grands-parents depuis sa naissance.

Cette demande déclenche une guerre de tranchées entre le père et la grand-mère d’Alicia, soutenue par le reste de la famille. Pour tenter d’empêcher que la petite soit confiée à son père, la famille élargie « fait des signalements non fondés [à la DPJ] et des plaintes policières pour de prétendues agressions sexuelles et autres comportements envers les enfants », indique le jugement du 30 mai 2018.

La grand-mère raconte au tribunal qu’elle croit toujours que son fils a des déviances sexuelles. Lorsqu’il a agressé sexuellement son frère et sa sœur, à l’adolescence, elle avait installé une alarme sur sa porte de chambre afin d’être prévenue de ses allées et venues, dit-elle.

Le juge se dit « interloqué » par l’attitude « malsaine » de la grand-mère, qui aurait même « pris en otage » sa petite-fille, en empêchant son fils de la voir, lui lançant même : « Tu ne reverras pas ta fille. »

À cause de son comportement hostile envers son fils, la grand-mère n’a plus la confiance du tribunal, qui décide de confier plus rapidement que prévu, en septembre 2015, la garde d’Alicia à son père, qui aurait fait d’énormes progrès dans ses capacités parentales, selon les intervenants de la DPJ.

En raison du conflit familial, le tribunal interdit aux grands-parents de voir Alicia, qu’ils ont pourtant élevée depuis sa naissance, ce qui cause de la détresse à l’enfant.

Quant à la mère, elle cesse de se rendre aux rencontres supervisées avec sa fille.

La DPJ n’intervient pas

Même quand la belle-mère est accusée de voies de fait envers Alicia, en septembre 2017, la DPJ ne remet pas en question la garde des enfants. À ce moment, puisque sa conjointe ne peut plus être en contact avec la fillette, le père doit quitter le domicile avec sa fille ; il dort chez des amis, mais passe aussi deux nuits dans sa voiture avec Alicia.

À la suite de ces accusations, la belle-mère bénéficiera d’une absolution inconditionnelle.

Le père admet être dépassé par le caractère difficile de sa fillette, qui « peut se mutiler en se cognant la tête sur les murs, déféquer et étendre ses selles sur les murs, uriner dans le logement, faire des crises, ne pas dormir la nuit et sortir à l’extérieur la nuit alors qu’ils sont endormis », rapporte le juge dans sa décision de mai 2018.

Le père explique d’ailleurs que son médecin lui a conseillé de verrouiller la porte de la chambre d’Alicia de l’extérieur pour l’empêcher de sortir.

L’enfant aurait aussi un comportement problématique à l’école, où elle « s’oppose aux demandes des adultes, ment, refuse de s’alimenter, dénigre les adultes, etc. », selon le document du tribunal.

Dans les semaines précédant sa mort, Alicia ne fréquente d’ailleurs plus l’école.

Quand son père a appelé les secours au domicile familial, lundi soir dernier, la fillette était ligotée et en arrêt cardiorespiratoire. Elle est morte le lendemain au Centre hospitalier universitaire de Sherbrooke, sans avoir repris connaissance.

* Nom fictif. Une ordonnance du tribunal nous interdit de dévoiler des informations qui pourraient permettre d’identifier la victime ou les témoins dans cette affaire.