Les règles qui régissent le marché du sexe seront totalement chamboulées d'ici un an au Canada.

Dans un jugement unanime et historique, la Cour suprême invalide trois dispositions du Code criminel qui interdisent le proxénétisme, la sollicitation et la tenue d'une maison de débauche.

Ces dispositions créées pour réprimer le désordre public exposent plutôt des femmes vulnérables à la violence, à des agressions et parfois même à la mort. Incompatibles avec la Charte des droits et libertés, elles sont par conséquent invalidées, tranchent les neuf juges du plus haut tribunal du pays.

Dans sa décision, rendue hier, la Cour suprême ne détermine pas si la prostitution devrait être légalisée au Canada. Elle donne plutôt 12 mois au législateur fédéral pour trouver une solution au «problème épineux et délicat» de l'encadrement de la pratique.

Ottawa «préoccupé»

Le ministre fédéral de la Justice, Peter MacKay, s'est dit «préoccupé» par le jugement de la Cour suprême. Il n'a pas spécifié comment son gouvernement entendait s'y conformer.

«Nous étudions toutes les options possibles pour faire en sorte que les lois criminelles continuent d'enrayer les torts considérables que cause la prostitution aux collectivités, aux personnes qui se livrent à la prostitution et aux personnes vulnérables», a déclaré le ministre MacKay dans un communiqué.

Il est clair que le gouvernement conservateur ne légalisera pas tout bonnement la prostitution. Mais il pourrait profiter du jugement pour suivre la voie tracée par les nations scandinaves et criminaliser l'achat de services sexuels. C'est la voie que vient de choisir la France, non sans furieux débats.

Amèrement déçue par le jugement, la Coalition des femmes pour l'abolition de la prostitution, qui représente sept organisations au Canada, fera d'ailleurs pression pour que le gouvernement adopte ce «modèle nordique», qui impose de lourdes amendes aux clients.

«On a 12 mois pour y arriver, dit Diane Matte, porte-parole de la Coalition. Il faut reconnaître que la prostitution en elle-même est une forme de violence envers les femmes.»

Valerie Scott, l'une des requérantes dans la cause, implore au contraire Ottawa de ne rien faire. Quand la Cour suprême a invalidé la loi interdisant l'avortement, en 1988, le gouvernement n'a pas rédigé une nouvelle loi, plaide-t-elle. «Il ne doit pas davantage le faire en ce qui concerne la prostitution. Sinon, la prochaine génération de travailleuses du sexe sera de retour ici», à la Cour suprême, pour mener une nouvelle bataille.

Selon Mme Scott, le modèle nordique a eu des effets pervers «extrêmement dangereux» en poussant dans la clandestinité les prostituées des pays qui l'ont adopté.

Les abolitionnistes rétorquent que l'exploitation sexuelle et la traite des femmes n'ont pas disparu dans les pays qui ont plutôt choisi de légaliser la prostitution. Au contraire, disent-ils, ces crimes ont pris de l'ampleur en Allemagne et aux Pays-Bas.

La Cour suprême se garde bien de prendre position dans ce débat politique. «L'encadrement de la prostitution est un sujet complexe et délicat. Il appartiendra au législateur, s'il le juge opportun, de concevoir une nouvelle approche qui intègre les différents éléments du régime actuel», lit-on dans le jugement.

Des risques graves

Ce qui est totalement clair, pour la Cour suprême, c'est que trois dispositions du Code criminel, qui interdisent certaines activités entourant la prostitution, sont anticonstitutionnelles.

«Le législateur a le pouvoir de réprimer la nuisance, mais pas au prix de la santé, de la sécurité et de la vie des prostituées», écrit la juge en chef de la Cour suprême, Beverley McLachlin.

Interdire les maisons de débauche expose les prostituées à des risques graves, estime la Cour. «La disposition qui empêche une prostituée de la rue de recourir à un refuge sûr (...) alors qu'un tueur en série est soupçonné de sévir dans les rues est une disposition qui a perdu de vue son objectif.»

Interdire la sollicitation est aussi hautement dangereux pour les prostituées de la rue, qui se trouvent ainsi empêchées de choisir leurs clients ou de négocier leurs conditions avec eux.

«À supposer que l'évaluation préalable ait pu empêcher une seule femme de monter à bord de la voiture [du tueur en série de Vancouver] Robert Pickton, la gravité des effets préjudiciables est démontrée», souligne la juge McLachlin.

Enfin, la Cour suprême conclut que l'article de loi qui interdit de vivre des fruits de la prostitution a une portée excessive, puisqu'elle n'établit aucune distinction entre un proxénète violent et profiteur et un simple gérant ou un garde du corps.

Les trois dispositions resteront en vigueur jusqu'au 20 décembre 2014. Mais selon l'avocat Alan Young, représentant des trois travailleuses du sexe impliquées dans cette cause, les policiers et les procureurs feront désormais preuve de prudence, sachant que ces articles de loi ont été déclarés inconstitutionnels.

«Il est très important de comprendre que le ciel ne va pas nous tomber sur la tête, explique l'avocat. On ne verra pas de changements demain. Ce sera business as usual

Me Young ajoute qu'il existe neuf dispositions criminalisant les comportements violents ou abusifs des proxénètes - et qu'il n'a jamais été question de les abolir. «Tout ce que nous avons fait tomber, ce sont des lois inefficaces, qui étaient déjà très peu appliquées et qui étaient néfastes pour les travailleuses du sexe.»

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