Deux jeunes Noirs poursuivent la Ville de Montréal pour plus de 4 millions en alléguant qu’une intervention policière basée sur la couleur de leur peau a ruiné leur vie.

La cause de Van Emmanuel Lezoka et de Michael Nelson Muzaula est entendue ces jours-ci au palais de justice de Montréal, par le juge Pierre C. Gagnon.

Si elle leur était accordée, la somme qu’ils réclament constituerait un record dans une cause de profilage racial allégué.

MM. Lezoka et Muzaula, tous deux dans la vingtaine, marchaient boulevard Saint-Laurent dans la nuit du 18 au 19 octobre 2015 lorsqu’ils ont été abordés par deux policiers. Les agents leur ont demandé de se nommer, ce qu’ils ont refusé de faire à moins que les policiers ne motivent leur interpellation. Policiers et jeunes ont des versions différentes quant à la présence de bouteilles d’alcool entre les mains de ces derniers. Ils ont aussi des versions différentes quant au niveau d’agressivité de chacun.

Une échauffourée a suivi, à l’issue de laquelle les deux hommes ont été arrêtés. M. Lezoka a reçu une contravention pour avoir sali le domaine public, alors que M. Muzaula a été accusé de voies de fait et d’entrave au travail des policiers.

Il a été acquitté de ces accusations deux ans plus tard par un juge de la cour municipale qui a qualifié sa détention d’« illégale et arbitraire », en contradiction avec ses droits fondamentaux.

Vies ruinées

Van Emmanuel Lezoka et Michael Nelson Muzaula allèguent avoir subi des blessures sérieuses au cours de l’intervention policière, notamment des commotions cérébrales, une coupure et des hématomes. Les policiers ont déclaré avoir eu à utiliser des « coups de diversion » pour maîtriser les deux hommes.

Toutefois, ce sont surtout les impacts psychologiques de cet évènement qui sont au centre de la poursuite. Les jeunes hommes font valoir qu’ils souffrent d’un stress post-traumatique d’une intensité extrêmement élevée : maux de tête incapacitants, flash-backs, dépression sévère et début de dépendances. Au point que le reste de leur vie sera touché, selon eux.

« Il est maintenant clair que [les deux hommes] ne pourront plus jamais travailler », fait valoir leur poursuite, appuyée par des expertises médicales.

La Ville de Montréal a aussi demandé ses propres expertises médicales, dont l’une contredit cette version.

Il y a une dizaine de jours, Van Emmanuel Lezoka a témoigné devant le juge Gagnon concernant les évènements d’octobre 2015 et leurs impacts sur sa vie. Il occupait à ce moment-là un emploi à la Banque CIBC.

Un peu comme le monsieur aux États-Unis, George Floyd, le policier avait son genou sur mon cou. J’ai reçu un coup dans le bas du visage.

Van Emmanuel Lezoka

L’intervention, « ça m’a poussé vers une grosse dépression ». « C’est l’un des éléments qui m’a poussé à boire », a-t-il ajouté. « Je savais que je n’avais rien fait de mal. »

Le frère de M. Muzaula a quant à lui décrit comment celui-ci avait changé après l’altercation, « comme si quelqu’un avait volé sa vie ». Il est devenu « erratique », « il pensait être surveillé », a-t-il dit. L’avocat de la Ville de Montréal lui a fait admettre que son frère avait eu une enfance difficile marquée par la violence intrafamiliale.

Étant donné que le procès est en cours, MM. Lezoka et Muzaula, ainsi que leur avocat Paul Kalash, n’ont pas voulu commenter le dossier.

La Ville de Montréal a aussi refusé de commenter le dossier. Les deux policiers n’ont pas encore témoigné.

Dans un document judiciaire, les avocats de la Ville résument toutefois leur position : « Les policiers avaient des motifs raisonnables et probables de croire que les demandeurs avaient commis une infraction. Par conséquent, ils pouvaient légalement leur demander de s’identifier afin de leur remettre un constat d’infraction », écrivent-ils. « Compte tenu de leur refus de s’identifier, les défendeurs ont légalement procédé à leur arrestation en faisant usage de la force nécessaire. »

Des millions en jeu

Pour compliquer l’affaire, l’un des deux policiers impliqués dans l’arrestation de MM. Lezoka et Muzaula a été arrêté quelques semaines plus tard. L’agent Philippe Bonenfant s’est lui-même retrouvé sur le banc des accusés pour trafic d’ecstasy. Il a plaidé coupable, quelques années plus tard, à des accusations moindres d’avoir conseillé à un tiers de commettre une infraction. Il a aussi reconnu avoir possédé une arme illégale (un poing américain) et avoir consulté frauduleusement une banque de données policières.

Chacun des deux jeunes Afro-Québécois lui réclame 25 000 $ à titre personnel en dommages punitifs pour avoir violé leurs droits constitutionnels, notamment celui de ne pas être discriminés en fonction de leur origine ethnique. Ils ont formulé la même réclamation vis-à-vis du second policier impliqué et de la Ville de Montréal elle-même, en tant que responsable du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM).

Le gros des dommages réclamés (environ 1,5 million pour chacun des individus) correspond plutôt aux revenus qu’ils auraient pu espérer et dont – selon eux – leur stress post-traumatique les privera, en les rendant incapables de travailler. Ils réclament aussi des dizaines de milliers de dollars en dommages moraux.

La question du profilage racial au sein du SPVM fait la manchette depuis des mois.

En 2019, un rapport commandé par le corps de police concluait qu’il existait des biais ethniques dans les interpellations effectuées par les policiers montréalais : les Noirs et les Montréalais d’origine arabe sont bien plus à risque que la moyenne d’être abordés par des agents de police.

L’été dernier, le chef de police Sylvain Caron a reconnu « le caractère systémique du racisme ». Il a aussi inauguré une nouvelle politique pour mieux encadrer les interpellations de citoyens : elles devront maintenant se faire sur la base « de faits observables ».