« Je ne veux pas vendre. C’est mon trésor. »

Le trésor dont parle Guy Desrosiers est l’immeuble patrimonial en ruine qui s’est en partie effondré mardi soir, ce qui a forcé l’évacuation d’une quarantaine de résidants, dont certains ont pu réintégrer leur logement hier.

M. Desrosiers en est le propriétaire depuis 41 ans. 

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Guy Desrosiers discute avec un employé de la Ville.

Il possède cet immeuble situé au 4413-4423, avenue de l’Esplanade, en face du parc Jeanne-Mance, tout comme l’immeuble voisin, au 4403-4407, lui aussi patrimonial au sens de la Loi sur le patrimoine culturel, dont il occupe le rez-de-chaussée avec sa femme. 

Mardi soir, le service de police a dû intervenir pour l’obliger à quitter son logement. L’homme de 73 ans a été arrêté pour voie de fait et entrave au travail des policiers.

« Je ne voulais pas sortir », explique-t-il sur le trottoir, devant son bâtiment de pierres grises, considéré comme « irrécupérable » depuis 2013. Un périmètre de sécurité gardé par des policiers en interdit l’accès. M. Desrosiers ne peut pas retourner chez lui ni même fermer la porte de son appartement restée ouverte après son départ forcé.

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Guy Desrosiers possède l’immeuble situé au 4413-4423, avenue de l’Esplanade, en face du parc Jeanne-Mance, tout comme l’immeuble voisin, au 4403-4407, lui aussi patrimonial au sens de la Loi sur le patrimoine culturel, dont il occupe le rez-de-chaussée avec sa femme.

Tous les autres appartements de ses deux immeubles du Plateau Mont-Royal sont vides et dans un état lamentable. Un périmètre de sécurité est érigé sur le trottoir depuis 2008.

Un cas extrême

Ce n’est pas d’hier que la Ville se dispute avec lui pour qu’il fasse des réparations. Les premières plaintes contre lui ont été déposées en 1984. Depuis, M. Desrosiers a eu droit à une dizaine d’inspections, autant d’amendes, de constats d’infraction et de mises en demeure. 

En octobre 2017, la Ville a autorisé le service des affaires juridiques à demander une injonction pour le forcer à démolir le bâtiment jugé irrécupérable et à restaurer l’autre. Le juge Claude Dallaire, de la Cour supérieure, a rendu sa décision en septembre 2018, lui ordonnant de démolir des murs du bâtiment très délabré, mais de conserver la façade, et d’effectuer des travaux sur l’autre immeuble. 

M. Desrosiers a fait une demande de permis à la Ville, comme demandé, mais le ministère de la Culture et des Communications n’a pas donné son accord pour des raisons techniques. Les plans soumis par le propriétaire ne satisfont pas les fonctionnaires parce qu’ils ne permettent pas de préserver la richesse de la façade, explique le conseiller municipal Alex Norris. 

« M. Desrosiers a été négligent », affirme l’élu, qui appréhende cette situation depuis longtemps. « Personne, à part lui, ne pense le contraire. C’est très triste, c’est enrageant et c’est extrêmement frustrant de voir une situation comme celle-là. »

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Le conseiller municipal Alex Norris

Ce n’est pas faute d’avoir essayé de régler le problème. Depuis son élection, en 2009, dans le district de Jeanne-Mance, M. Norris a multiplié les démarches : avis de non-conformité à la réglementation, tentative de la Ville d’acquérir les immeubles de M. Desrosiers, requête en ordonnance de démolition… Montréal a même exploré la possibilité d’exproprier le propriétaire fautif. Mais aucune de ces tentatives n’a donné les résultats escomptés.

M. Desrosiers a toujours refusé de vendre. À la Ville et aux autres personnes intéressées.

« Des requins »

« Ce sont des requins, lance-t-il. Le vrai acheteur attend que je crève pour me ramasser à la petite cuillère. »

Pourtant, ce ne sont pas les offres d’achat qui ont manqué. 

« M. Desrosiers ne veut pas vendre ou il demande des prix impossibles, assure M. Norris. Ce n’est pas quelqu’un qui agit de manière rationnelle. Il ne collabore pas avec les autorités. Tout propriétaire rationnel aurait vendu à sa place. Il aurait pu vendre un bâtiment pour financer la restauration de l’autre. Mais il ne veut pas. C’est un cas extrême de négligence. »

Hier, les ingénieurs de la Ville et ceux du ministère de la Culture et des Communications étaient sur place pour évaluer les dégâts et décider de la suite des choses. On ignore encore si la façade du bâtiment pourra être sauvée ou si elle sera démolie avec le reste de l’immeuble. 

En attendant, une dizaine de résidants évacués ont pu retourner chez eux en après-midi. Les autres devraient avoir des nouvelles aujourd’hui.

Les pouvoirs de la Ville

« M. Desrosiers a eu beaucoup d’opportunités de prendre ses responsabilités et il ne les a pas prises. Maintenant qu’il est au pied du mur et qu’on le menace d’outrage au tribunal, il va agir. Mais on n’aurait jamais dû en arriver là », déplore le conseiller Alex Norris, qui se demande si les municipalités ont suffisamment de pouvoir pour intervenir dans des cas urgents comme celui-là.

« La Ville devrait avoir le pouvoir de saisir un bâtiment dans un tel état », affirme-t-il.

Ce n’est pas le cas. Les autorités ont toutefois la possibilité de faire les travaux en lieu et place d’un citoyen qui ne collabore pas. Mais il s’agit d’une procédure très longue et très coûteuse. 

« C’est le cas le plus frustrant que j’ai eu depuis que je suis élu », laisse tomber M. Norris.

Un sentiment d’impuissance

Depuis une dizaine d’années, Dan Novak habite à côté de chez M. Desrosiers, avenue de l’Esplanade. Et tous les jours, depuis une dizaine d’années, il voit des gens dans la rue montrer du doigt l’immeuble vacant et délabré. « Au début, quand tu vois un immeuble dans cet état, tu es fâché. Mais tu penses que quelqu’un va s’en occuper rapidement. Puis, avec le temps, tu finis par te faire à l’idée que ça n’arrivera pas. Et tu attends le jour où il va s’effondrer et qu’on va devoir faire quelque chose, dit-il. C’est pourtant une des plus belles rues de Montréal. »

La chronologie des événements

1978 Guy Desrosiers achète les deux immeubles de l’avenue de l’Esplanade, sur le Plateau. 

1984 Dépôt des premières plaintes des voisins. 

1996 Évacuation des locataires pour des raisons d’insalubrité.

2002 Les immeubles de M. Desrosiers sont déclarés patrimoniaux. La même année, la Ville tente, sans succès, de les acquérir pour les rénover et les revendre.

2013 En juillet, Montréal estime que le bâtiment situé au 4413-4423, avenue de l’Esplanade est irrécupérable. La Ville met le propriétaire en demeure de le démolir et de réaliser des travaux importants sur l’autre bâtiment. En novembre, elle entreprend un recours en injonction. M. Desrosiers consent à faire les travaux.

2014 Le propriétaire obtient l’autorisation du ministère de la Culture et des Communications (MCC) de démolir par la technique d’étaiement. Mais il change d’idée parce que c’est trop cher. Il soumet une nouvelle demande qui consiste à démonter les pierres de la façade pour les remonter à la fin des travaux. 

2015 Le MCC refuse cette demande. M. Desrosiers conteste la décision.

2016 Le propriétaire dépose une troisième demande de permis. La Ville effectue une nouvelle inspection pour mettre le dossier à jour.

2017 La Cour supérieure accueille la requête en ordonnance de démolition du bâtiment situé au 4413-4423, avenue de l’Esplanade, et d’entretien et de réparation du bâtiment voisin. 

2018 La Cour supérieure oblige le propriétaire à faire les travaux de démolition et de réparation. M. Desrosiers fait une demande à la Ville, qui attend l’autorisation du MCC pour délivrer le permis.

Source : Ville de Montréal