Ils sont parmi les criminels les plus honnis de la société. Détestés, même derrière les barreaux. Des délinquants sexuels adeptes de pornographie juvénile ont accepté de se confier à La Presse. Ils racontent ce qui les a poussés à chercher sur leur ordinateur des images d’enfants violés, leur soif insatiable de violence ou de nouveauté, et surtout, à quel point les images sont faciles à trouver. Rare incursion de l’autre côté de l’écran.

« Ce que je recherchais était si intense »

Le bruit des chaînes qui s’entrechoquent. Des années plus tard, Rémi l’entend encore résonner dans sa tête. Sur l’écran, un jeune garçon, pas même 10 ans, est attaché et violé. C’est l’image de trop. La goutte qui a fait déborder un vase déjà plein d’horreur.

L’homme qui est assis devant nous est parfaitement ordinaire. La trentaine. Jeans bleu et t-shirt. Poli. Réservé. Le regard fuyant.

Il est pédophile.

Longtemps, il a regardé des images pédopornographiques ; des garçons de 6 à 10 ans, surtout. Il a fréquenté des forums de prédateurs sur l’internet. Il a fait de la prison.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

Rémi, pédophile, a sombré dans une spirale dégénérescente, comme l’appellent les experts, à la recherche de contenu pédopornographique de plus en plus extrême, jusqu’à s’écœurer lui-même.

Malgré tout ça, ce qu’il nous confie est son plus grand secret. Le détail de ses crimes, il ne l’a même pas raconté aux autres pédophiles avec qui il a été en contact.

« Ce que je recherchais était si intense que j’étais mal à l’aise même par rapport aux autres. »

Ça a commencé par une agression sur un garçon quand Rémi était mineur. « Ça a enclenché quelque chose en moi en termes de désir », dit-il. Il s’est mis à faire des recherches sur l’internet. Puis il s’est retrouvé sur des forums où d’autres hommes indiquaient comment trouver de la pornographie juvénile.

Rémi a cherché d’abord sur des moteurs de recherche connus, puis sur les réseaux de pair-à-pair, fréquemment utilisés pour le trafic de telles images. « C’était vraiment facile. Je cherchais ce que je voulais voir aussi simplement que par mots-clés. Je n’ai jamais rien crypté. » Ça aura pris 15 ans avant qu’il se fasse prendre.

Ce qu’il a trouvé en ligne donne froid dans le dos.

Il y a de tout. C’en est presque traumatisant. Ça va jusqu’au pire qu’on peut imaginer. Parce que si nous, on peut l’imaginer, il y a déjà quelqu’un qui l’a produit.

Rémi

Rapidement, Rémi s’est retrouvé dans ce que les experts appellent une spirale dégénérescente.

Patrice Renaud, directeur du laboratoire Applications de la réalité virtuelle en psychiatrie légale de l’Institut Philippe-Pinel : « Il y a un besoin d’augmenter la charge sexuelle et le niveau d’agression sur les victimes. D’augmenter l’intensité. C’est un peu comme avec d’autres intoxicants. Souvent, les gens y vont d’abord par curiosité, puis ils doivent augmenter la gravité des gestes commis pour maintenir l’effet. »

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

Patrice Renaud, directeur du laboratoire Applications de la réalité virtuelle en psychiatrie légale de l’Institut Philippe-Pinel

« On voit souvent cette espèce de crescendo, ajoute sa collègue Sarah-Michelle Neveu, coordonnatrice du laboratoire. Ça part de la pornographie ordinaire et ça devient de plus en plus spécialisé sur des personnes mineures où l’âge va graduellement diminuer. » Bref, plus le temps passe, plus les délinquants ont besoin d’images violentes mettant en scène des victimes plus jeunes pour assouvir leurs pulsions.

C’est ce qui est arrivé à Rémi. Jusqu’à s’écœurer lui-même.

Quand je cherchais, c’était toujours plus extrême et ç’a été jusqu’au point où moi-même j’étais mal à l’aise. C’était perturbant. Même en faisant taire l’espèce d’empathie en dedans de moi. En me disant que c’est des images qui avaient déjà été filmées. En essayant de tout banaliser. À un moment donné, c’était juste trop.

Rémi

Le bruit des chaînes sur un enfant a eu l’effet d’une puissante prise de conscience. « Je l’imagine encore aujourd’hui et c’est troublant. C’est ce qui m’a fait allumer que ça n’avait plus de bon sens. » À partir de là, il a essayé de se sevrer. Il y a eu des rechutes. C’est lors de l’une d’elles qu’il s’est fait pincer.

* * *

Jean-Philippe a un profil bien différent. Bel homme. La quarantaine. Confiant. Vêtements décontractés, mais à la mode. Père de deux ados, c’est le papa cool du quartier. Lui aussi s’est fait prendre.

Au moment de l’entrevue, il attendait son procès et suivait une thérapie. L’homme est devenu un paria dans sa famille. Il a perdu la garde de ses enfants. Son récit ressemble en plusieurs points à celui de Rémi. À commencer par la facilité avec laquelle il a trouvé des images d’adolescentes et de préadolescentes. Jamais il n’a été sur le dark web ou sur des forums spécialisés.

Pas besoin.

« Tu cliques, tu cliques, tu cliques. À un moment donné, t’as 12 fenêtres d’ouvertes, 20 fenêtres, 40 fenêtres. Et tu tombes sur des sites qui t’orientent tranquillement vers ça. » Au début, il s’intéresse aux catégories « teens », qui montrent des femmes aux airs adolescents. « Les filles ont 18, 20 ans, mais le but, c’est toujours qu’elles aient l’air plus jeune. Tu te dis : qu’elle ait 17 ou 18, ça ne change rien. Ou qu’elle ait 16 ou 17. T’élargis tout le temps ton cercle d’acceptation et à un moment donné, tu te perds », raconte l’homme. Comme ça, il est allé jusqu’à des filles de 9 ou 10 ans. À cette époque, les victimes sont pour lui complètement désincarnées.

Il a cheminé, précise-t-il, depuis son arrestation.

Tu te dis, de toute façon, sur l’internet, c’est pas moi qui ai commis le crime, c’est peut-être là depuis 15 ans. C’est là que tu te détaches beaucoup.

Jean-Philippe

Une indifférence courante chez les consommateurs de tels contenus, explique Patrice Renaud. « C’est plus difficile pour eux de s’identifier à la victime, de comprendre ce que la victime peut avoir vécu parce qu’il y a la distance de l’écran, du réseau, leur anonymat dans leur milieu de vie lorsqu’ils consomment. »

Jean-Philippe se revoit, seul dans le sous-sol. Toute la famille dort. Il vient de finir de travailler. Pour relaxer, il regarde un peu de pornographie. Rien d’illégal. Ça vient « closer » sa soirée. Plus le temps passe, plus il en a besoin. Et plus le temps passe, plus il s’enfonce dans la spirale. Le soir, dans son lit, il a honte. « Tu lâches l’ordinateur. Tu t’en vas te coucher, t’as un dégoût de toi-même. »

Mais le lendemain, il recommence. Il cherche toujours plus loin. « Un coup que t’as vu quelque chose, on dirait que tu veux pas revoir la même image. Alors tu vas essayer d’en voir une autre, puis une autre, puis une autre. La tolérance devient élastique jusqu’à un certain point. C’est comme un peu n’importe quoi. Quelqu’un qui se met à prendre une ligne de coke, à un moment donné, il va devenir un peu immunisé. » Immunisé au point où les images trouvées en ligne n’étaient plus suffisantes pour lui. Il est allé jusqu’à cacher des caméras pour filmer des ados pendant qu’elles se changeaient. « J’ai dû me retrouver assez mal en point pour me rendre là. »

Stéphane, 46 ans, a été pris dans le même engrenage. Lui, ça l’a amené à collectionner les fichiers : « J’en veux plus. J’en veux plus. À un moment donné, je ne les regardais pas toutes. C’était plus fort que moi. J’en voulais toujours plus. Je cherchais de la nouveauté. » Il conservait, dans son sous-sol, des centaines de vidéos.

Puis, il paniquait.

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

Stéphane, 46 ans

« J’ai détruit des ordinateurs quand j’avais peur de me faire pogner. Puis c’était plus fort que moi, je me rachetais un ordi. »

Stéphane a été initié à la sexualité à l’âge de 9 ans pendant des jeux sexuels avec une voisine de 6 ans. Quand il en a eu 14, il a répété les mêmes gestes avec sa sœur de 8 ans. Ses parents l’ont grondé, mais ils ne sont pas allés chercher de l’aide. Ses fantasmes se sont figés là.

En ligne, l’homme, qui se définit comme « pas bien bien techno », a presque toujours réussi à trouver de quoi assouvir sa déviance : des images d’enfants de 8 à 14 ans.

« Au début de l’internet, c’était facile. Il n’y avait pas de barrière. Tu tapais et tu l’avais. Au fil des ans, c’est devenu plus difficile. Mais j’avais tout le temps mes sites, mes noms à chercher. »

Jonathan, qui a été arrêté en 2019, témoigne du même terrifiant foisonnement. « Y a bien du monde qui va sur le dark web. Moi, je ne connais rien là-dedans. Je suis tombé là-dessus sur des sites de partage. Au début, je cherchais de la pornographie ordinaire », dit l’homme.

« Ça en est trop facile. Tu rentres un mot, puis il y a 1000 résultats qui sortent. » Il est devenu accro.

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

Jonathan

C’est comme une drogue. Tu commences par un peu, et à un moment donné, tu en veux plus, plus, plus. Tu ne sais même plus pourquoi tu en consommes.

Jonathan

Son arrestation a eu l’effet d’un électrochoc. « Avec le temps, tu te dis : ça va bien, personne ne le sait, je ne me ferai jamais pogner. Jusqu’à ce que ça arrive. »

Les policiers sont débarqués chez lui à 6 h du matin. Leurs coups à la porte l’ont réveillé. « Ils sont rentrés. Ils m’ont fouillé. Ils ont saisi les ordinateurs. C’est là que j’ai compris. J’ai besoin d’aide. » En aurait-il demandé s’il ne s’était pas fait prendre ? « Je ne sais pas. J’avais honte. »

Mesurer la déviance

Une pièce sans fenêtre. Des murs noirs. Des consoles de son. Des ordinateurs. Et, perché sur une haute plateforme, un unique fauteuil noir encadré par trois écrans géants. Bienvenue au Laboratoire d’évaluation des préférences sexuelles de l’Institut Philippe-Pinel.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

Dans un laboratoire de l’Institut Philippe-Pinel, on évalue les déviances de patients à l’aide d’une série de scénarios audio et d’animations 3D.

Depuis septembre 2015, des centaines d’hommes y ont été évalués. Dans 90 % des cas, ils l’étaient dans le cadre d’un procès criminel. Des violeurs. Des exhibitionnistes. Des pédopornographes. Des pédophiles. On mesure ici la nature exacte de leur déviance.

Nous avons visité l’endroit juste avant la pandémie. Vous avez vu le film Orange mécanique de Stanley Kubrick ? Vous avez donc une bonne idée de l’atmosphère qui règne ici. Facile d’imaginer à quel point ça peut être intimidant quand on y est évalué.

Voici comment ça marche :

Le patient est reçu seul. Un gardien se place derrière la porte, mais n’entre pas dans la pièce. L’exercice débute par un entretien lors duquel l’évaluateur pose une série de questions.

Puis, on invite le sujet à monter sur la plateforme. L’homme – les femmes ne sont pas évaluées ici – s’installe dans le fauteuil. On lui met des lunettes qui mesureront les mouvements de ses yeux et un casque muni d’électrodes pour suivre son activité cérébrale.

Puis, il place lui-même sur son pénis un anneau qui surveillera la réponse érectile. L’appareil s’appelle un pléthysmographe pénien. Il note les changements, même les plus mineurs, dans l’afflux sanguin de l’organe.

Une méthode controversée parce que intrusive, « mais qui demeure à l’heure actuelle le meilleur prédicteur de la récidive sexuelle », explique Patrice Renaud, directeur du laboratoire Applications de la réalité virtuelle en psychiatrie légale (ARViPL) de l’Institut.

Assise en bas, Marie Rousseau, technicienne et doctorante, est aux consoles. Durant des heures, elle soumettra le sujet à une série de scénarios audio et d’animations 3D, dont certains sont violents et mettent en scène des enfants de 6 à 11 ans, afin de mesurer son niveau d’excitation.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

Marie Rousseau, doctorante et technicienne au laboratoire de l’ARViPL

L’exercice est parfois très pénible. « Pour ceux qui n’ont pas de préférence pour les enfants, ça peut être très confrontant. Pour d’autres, ça les replonge dans leur propre histoire d’abus. Ou d’autres qui ont une attirance pour les enfants, mais qui se battent contre ça. Des fois, il y en a qui demandent même d’arrêter », raconte Mme Rousseau.

D’abord viennent les scénarios audio. Puis, on montre au sujet des avatars d’hommes, de femmes et d’enfants nus. Quatorze personnages qui restent à l’écran 90 secondes chacun.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

Sur la photo, l’avatar d’un homme adulte. Au premier plan, le fauteuil où s’assoit le patient évalué.

« Les gens qui ont vraiment une préférence sexuelle pour les enfants, pour qui ce n’est pas tant le contexte, mais vraiment la vue d’un enfant qui les excite, l’avatar est suffisant pour obtenir une réponse physiologique qui ressemble à un début d’érection », explique Sarah-Michelle Neveu, coordonnatrice du laboratoire.

Parfois, le patient ne se rend même pas compte qu’il a réagi. Il croit avoir déjoué le test. Mais les appareils décèlent même des changements à peine perceptibles.

À la fin de l’évaluation, pour épargner au sujet l’anxiété de l’attente, on lui donne généralement le résultat. Suit souvent une grande émotion.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

Marie Rousseau et Sarah-Michelle Neveu, doctorantes
 et techniciennes au laboratoire de l’ARViPL

« Les réactions les plus émotives qu’on a eues, c’est des cas où on leur dit qu’ils ont une préférence sexuelle pour les enfants », raconte Sarah-Michelle Neveu.

Assez fréquemment, on a des gens qui se mettent à pleurer, qui sont vraiment très affectés par les résultats. Pour beaucoup, ce n’est pas tant qu’ils ne le savaient pas, mais qu’ils se sont empêchés d’y réfléchir. C’est tellement douloureux, honteux, qu’ils ne se l’admettent pas, même à eux-mêmes.

Sarah-Michelle Neveu, coordonnatrice du laboratoire de l’ARViPL

Idem pour les hommes qui regardent régulièrement de la pornographie juvénile ? Oui, répond Mme Neveu.

« Ils vont se trouver une raison : “Je n’allais pas bien”, “C’est parce que je suis en dépression”. Et ils n’ont même pas tort. Probablement que le fait d’être en dépression a amplifié le besoin de trouver quelque chose pour se sentir bien. Mais la question, c’est : pourquoi c’est la pornographie juvénile ? Pourquoi pas l’alcool, ou sortir avec ses amis ? Ça veut dire qu’il y a un intérêt pour ça. »

*Les prénoms des hommes en thérapie sont fictifs, leurs histoires ne le sont pas.