Trois agences privées de placement de personnel dans le secteur de la santé ont participé à un stratagème de collusion dans le cadre d’un appel d’offres mammouth attribué par le gouvernement Legault l’an dernier, estime l’Autorité des marchés publics (AMP).

Ce qu’il faut savoir

Après un appel d’offres, Québec a attribué le printemps dernier un contrat majeur à des agences privées de placement de personnel dans le secteur de la santé.

Certaines agences ont été visées en juin par des allégations d’« irrégularités majeures » dans le cadre de l’appel d’offres.

Après examen, l’Autorité des marchés publics soutient que trois agences ont fait de la collusion, selon un document que La Presse a obtenu.

Le chien de garde des contrats publics au Québec présente ses conclusions dans un document qu’il a envoyé au propriétaire de l’une des trois agences, Elliot Kasser, pour l’informer que son entreprise Confort Élite Laval, « ne satisfait pas aux exigences d’intégrité » prévues à la Loi sur les contrats des organismes publics. L’AMP l’avise qu’elle « pourrait révoquer son autorisation » de contracter avec un organisme public, peut-on lire dans ce document daté du 24 octobre et signé par le directeur de l’intégrité des entreprises, Louis X. Lavoie.

L’AMP y conclut qu’à l’occasion de l’appel d’offres, les trois entreprises « ont participé à un stratagème de collusion destiné à soumettre des prix stratégiquement définis et mettre à profit l’utilisation des ressources de certaines par l’intermédiaire d’une autre, plus bas soumissionnaire ».

Toujours selon ce « préavis de révocation » que La Presse a obtenu, l’AMP explique qu’elle a entamé à la fin mai « un examen d’intégrité afin de valider des allégations de collusion à l’égard » de la société de M. Kasser et de « deux autres soumissionnaires, soit 24/7 Expertise en soins de santé et 9159-2634 ».

La Presse a révélé en juin que ces entreprises étaient visées par des allégations d’« irrégularités majeures » au sujet de l’imposant appel d’offres du Centre d’acquisitions gouvernementales qui a été attribué à des agences pour combler des besoins de main-d’œuvre dans le réseau de la santé (voir capsule).

Lisez notre article publié en juin

Les conclusions de l’AMP n’ont pas subi l’épreuve des tribunaux.

Les propriétaires de 24/7 Expertise en soins de santé, Dany Côté, et de 9159-2634 Québec inc., Jill Eusanio, nient vigoureusement avoir fait de la collusion. « Nous avons fourni toutes les réponses aux questions qui nous ont été posées par les autorités et nous le ferons à nouveau devant la Cour supérieure, puisque les mêmes allégations ont aussi été présentées devant cette cour », a déclaré la direction de 24/7 Expertise en soins de santé dans un courriel transmis à La Presse.

« Nous avons toujours agi en respect des lois et nous regrettons que ces allégations non fondées fassent ombrage au professionnalisme et au dévouement de nos employés », ajoute la déclaration.

« Soumission sacrifice »

Le document de l’AMP révèle qu’au moment de l’appel d’offres, M. Kasser était en démarches avec Dany Côté pour vendre son agence à Groupe Santé Halsa, un holding administré par Dany Côté et Jill Eusanio qui chapeaute 24/7 Expertise en soins de santé et 9159-2634 Québec inc­­­.

M. Kasser affirme que ce n’est pas lui qui a décidé des prix auxquels sa propre entreprise a soumissionné dans le cadre de l’appel d’offres du gouvernement, mais plutôt Dany Côté, qui a rempli la soumission avec les codes d’accès de M. Kasser dans le système électronique du gouvernement au nom de Confort Élite Laval.

Dany Côté aurait expliqué la stratégie ainsi à M. Kasser : « Toi tu bides bas, tu seras le “sacrifice bet”, moi je vais bider plus haut et Jill [Eusanio, propriétaire de 9159-2634 Québec inc.] va être au milieu », résume l’AMP dans sa lettre.

Concrètement, dans le cadre de l’appel d’offres, chaque agence participante devait soumissionner à un taux horaire pour différentes catégories d’emploi. L’agence qui soumissionnait au plus bas taux horaire obtenait le premier rang dans la liste d’appel du gouvernement, et les agences plus chères obtenaient les rangs suivants. Toute entreprise qui réclamait un taux horaire de plus du double de l’entreprise la moins chère était automatiquement exclue du marché, selon les règles particulières de cet appel d’offres. Jill Eusanio avait indiqué à La Presse, en juin, que plusieurs des agences qui obtiennent une place dans le marché se « louent » ensuite des employées entre elles et se partagent les revenus lorsqu’elles n’ont pas les ressources pour combler les besoins.

« Dany m’explique que [Confort Élite Laval] allait essentiellement être une soumission sacrifice qui allait fixer le prix plafond et que tous les soumissionnaires qui auront présenté des prix au-delà de ce prix [plafond] seront exclus de l’appel d’offres », écrit M. Kasser dans une déclaration sous serment qu’il a déposée en Cour supérieure, dans le cadre d’une poursuite civile intentée par des agences concurrentes qui tentent de faire « rayer de la liste d’adjudication » les trois entreprises qu’elles accusent de collusion. Dans cette déclaration, M. Kasser passe à table et admet la collusion.

Jill Eusanio dément vivement cette version des faits, qu’elle qualifie de « ridicule ». « Elliot Kasser n’avait jamais fait d’appel d’offres. Comme c’est un processus très compliqué, Dany l’a assisté, en présence d’Elliot. Les deux ont déposé l’appel d’offres, mais Dany ne connaissait pas les prix [d’Elliot Kasser], pas plus qu’il ne connaissait les prix de ma propre entreprise », assure Mme Eusanio.

Selon elle, les agences de placement concurrentes qui ont intenté un recours en Cour supérieure pour rayer les trois entreprises de l’adjudication « ont payé Elliot pour produire cette déclaration sous serment ».

« C’est clair qu’il a eu un avantage des demanderesses pour faire cette déclaration sous serment », ajoute-t-elle.

24/7 Expertise en soins de santé affirme pour sa part que « le Tribunal pourra apprécier les déclarations de M. Kasser qui reconnaît sous serment avoir été avisé de sa responsabilité de choisir et de soumettre les prix correspondant à sa soumission. »

Joint par courriel, M. Kasser a refusé de commenter l’affaire.

Exemple de taux soumis

Agence 9272 Québec inc. (Confort Élite Laval)

  • Propriété d’Elliot Kasser
  • Taux horaire soumis pour une infirmière : 69,75 $*

Agence 9159 Québec inc.

  • Propriété de Jill Eusanio
  • Taux horaire soumis pour une infirmière : 114,75 $*

Agence 24/7

  • Propriété de Dany Côté
  • Taux horaire soumis pour une infirmière : 138,47 $*

* Exemple tiré d’un comparatif compilé par l’Autorité des marchés publics pour démontrer que les trois agences « ont présenté des prix qui suivent des écarts stratégiques ». Selon les règles de l’appel d’offres, toutes les agences ayant soumis un prix deux fois plus élevé que le plus bas soumissionnaire ont été exclues. L’agence 9272 Québec inc. a été le plus bas soumissionnaire. Le prix soumis par l’agence 24/7 Soins de santé est « le double de celui de l’agence 9272 Québec inc. moins 1,53 $ », donc tout juste sous le plafond. L’agence 9159 Québec inc. « se positionne à un prix médian ».

Au premier rang, avec une seule infirmière

Au terme de l’appel d’offres, la société de M. Kasser est arrivée positionnée « au 1er rang des prestataires de service au Québec pour des emplois reliés aux soins infirmiers », souligne la lettre de l’AMP, qui conclut que les prix des trois entreprises « suivent des écarts stratégiques » pour différents types d’emploi.

Plusieurs établissements de santé ont dès lors commencé à contacter l’agence de M. Kasser pour embaucher son personnel infirmier.

L’homme d’affaires s’est alors montré « très préoccupé », parce qu’il n’avait dans les faits qu’une seule infirmière au sein de son agence, contre 350 préposés aux bénéficiaires.

« Dany sait pertinemment que je n’ai pas les ressources pour prendre les demandes d’exécution et il me répond, en anglais “we got this” [“on s’en occupe”] », affirme M. Kasser dans sa déclaration sous serment.

Selon Mme Eusanio, rien dans les règles de l’appel d’offres n’obligeait cependant les participants à avoir à leur disposition tout le personnel nécessaire pour répondre à la demande. « Moi j’ai soumissionné à certains endroits pour prendre de l’expansion. On a le droit de faire ça. Elliot, lui, voulait absolument rentrer agressivement dans le domaine des infirmières et prendre de l’expansion », nuance-t-elle.

Suppression de courriels

Par la suite, les relations entre Elliot Kasser, Dany Côté et Jill Eusanio ont commencé à être plus tendues, indiquent les documents.

Le 8 juin 2023, le jour même où La Presse publiait un article faisant état des « irrégularités majeures » dans l’appel d’offres, « Elliot Kasser confirme que Dany Côté l’appelle et lui demande d’effacer tous les courriels échangés entre eux, demande réitérée par Jill Eusanio à l’occasion d’une rencontre le 20 juin 2023 », lit-on dans la lettre de l’AMP.

Jill Eusanio dément cette version des faits. Elle soutient qu’Elliot Kasser était « en panique » parce qu’il avait reçu près de 1000 courriels d’établissements de santé lui demandant de fournir des infirmières qu’il n’avait pas.

« Notre politique est de toujours répondre aux courriels. On lui a dit qu’il pouvait tout simplement supprimer ces courriels de demandes, qu’on n’allait juste pas y répondre », affirme-t-elle.

Mme Eusanio, qui est avocate, assure qu’elle n’aurait jamais demandé à quiconque de « supprimer des courriels ou de la preuve ». « C’est insultant ! », réagit-elle.

Contrats toujours en vigueur 

Les trois agences concernées continuent de bénéficier de contrats publics et fournissent donc de la main-d’œuvre au réseau de la santé. L’AMP n’a pas inscrit à ce jour l’une ou l’autre des agences dans sa liste noire, c’est-à-dire le Registre des entreprises non admissibles aux contrats publics. Elle accorde un minimum de 10 jours à toute entreprise visée par un préavis de révocation pour présenter ses observations par écrit ou fournir d’autres documents.

« Dans le cas [de ce] dossier, celui-ci est toujours analysé par l’AMP, et ce, en respectant les principes d’équité procédurale à laquelle l’AMP est soumise à titre d’organisme de surveillance. Considérant l’analyse en cours, l’AMP se doit de préserver la confidentialité du dossier », s’est contenté de dire son conseiller en communication, Stéphane Hawey. Il n’a pas voulu préciser si Confort Élite et 24/7 Soins de santé ont aussi reçu un préavis de révocation. Et il s’est refusé à tout commentaire au sujet des conclusions de l’AMP contenues dans le document du 24 octobre.

L’une des parties demanderesses dans le litige devant la Cour supérieure, le propriétaire de l’agence Services progressifs Placements en soins de santé, Patrice Lapointe, estime que la déclaration sous serment d’Elliot Kasser vient « confirmer sans aucun doute » les soupçons qu’il avait.

« On a une admission de la part d’une personne qui a agi directement à titre de collusionnaire […] pour contourner les règles d’appel d’offres. Et c’est appuyé par énormément de documentation », affirme-t-il.

Qui va aller s’incriminer via un témoignage pour quelque chose qu’il n’a pas fait ? Les autres personnes qui bénéficient du fruit de ces gestes-là, c’est sûr qu’elles vont nier, et on n’est donc pas surpris qu’elles nient.

Patrice Lapointe, propriétaire de l’agence Services progressifs Placements en soins de santé

Selon lui, il est « totalement faux » de prétendre que les parties demanderesses ont « acheté » le témoignage de M. Kasser.

La poursuite civile vise également le Centre d’acquisitions gouvernementales que M. Lapointe accuse de laxisme dans l’encadrement de son appel d’offres. Il rappelle que la ministre responsable de la Loi sur les contrats publics est l’ancienne procureure de la commission Charbonneau, Sonia LeBel, présidente du Conseil du trésor.

« Le gouvernement, en n’agissant pas là-dessus, même s’il sait ces choses-là, il se comporte d’une certaine façon à les cautionner, et c’est ce que l’on déplore », lâche-t-il.

Patrice Lapointe souhaite que l’AMP fasse des « gestes concrets » à l’encontre des agences qu’elle cible dans son préavis du 24 octobre. « Car l’écoulement du temps permet à ces entreprises-là, avec la tolérance du gouvernement ni plus ni moins, de bénéficier du fruit de ce qu’ils ont commis comme geste », affirme-t-il.

Patrice Lapointe est par ailleurs président de la plus grosse association d’agences privées de placement dans le secteur de la santé, Entreprises privées de personnel soignant du Québec (EPPSQ). Cette association a destitué deux de ses administrateurs l’an dernier, dont Dany Côté, sur la base d’allégations de collusion les visant.

Selon M. Lapointe, le gouvernement devrait mieux encadrer les agences au lieu d’éliminer le recours à leurs services d’ici la fin de 2026.

Un appel d’offres mammouth

Lancé le 19 décembre 2022 et attribué le printemps dernier à environ 100 agences, l’appel d’offres du Centre d’acquisitions gouvernementales est d’une envergure sans précédent. Il vise à combler des besoins estimés à plus de huit millions d’heures de travail par année dans le réseau de la santé, notamment pour des infirmières et des préposés aux bénéficiaires. C’est l’équivalent de plus de 4500 travailleurs à temps plein sur une année complète. Ce contrat est en cours d’exécution et est renouvelable tous les six mois, jusqu’au printemps 2025. Un autre appel d’offres a été lancé récemment par le Centre d’acquisitions gouvernementales afin de prendre le relais éventuellement, jusqu’à la fin du recours aux agences dans le réseau de la santé entre la fin de cette année et la fin de 2026 selon les régions. Il a été suspendu récemment en raison de nouvelles plaintes faites par des agences au sujet des conditions qui y sont prévues.