La plus importante association d’agences privées de placement dans le secteur de la santé a destitué deux de ses administrateurs, qu’elle soupçonne d’avoir commis des « irrégularités majeures » dans le cadre d’un appel d’offres mammouth attribué récemment par le gouvernement Legault. Une enquête interne a été déclenchée, a appris La Presse.

Les entreprises visées par les allégations d’irrégularités démentent fermement s’être entendues pour fixer des prix.

Le contrat gouvernemental d’une envergure sans précédent, attribué récemment à près de 100 agences de placement, vise à combler des besoins estimés à plus de huit millions d’heures de travail par année dans le réseau de la santé, notamment pour des infirmières et des préposés aux bénéficiaires. C’est l’équivalent de plus de 4500 travailleurs à temps plein sur une année complète.

L’Autorité des marchés publics (AMP), qui a le mandat de surveiller l’attribution des contrats publics au Québec, dit avoir reçu une dénonciation au sujet de ces allégations. « Nous sommes à l’étape d’analyse du dossier », précise le porte-parole Stéphane Hawey.

Lors d’une assemblée extraordinaire mardi, l’association Entreprises privées de personnel soignant du Québec (EPPSQ) a procédé à la destitution de Dany Côté et de Martin Legault, deux propriétaires d’agences, de leur poste au conseil d’administration. Leur statut de membre de l’EPPSQ a également été suspendu.

Cette décision a été prise « en réaction à des observations qui ont été faites sur ce qui nous semble, à première vue, être de sérieuses irrégularités dans l’adjudication des contrats et le comportement de certains membres du conseil d’administration de l’EPPSQ. On se devait d’agir », affirme le président de l’association, Patrice Lapointe, également propriétaire de l’agence Services progressifs.

Une « vendetta personnelle », selon une agence visée

L’avocate Jill Eusanio, propriétaire de Confort Élite, une des agences visées par ces allégations, rétorque que ces destitutions sont une « vendetta personnelle » orchestrée par M. Lapointe, parce « qu’il n’a pas obtenu un bon rang [dans l’adjudication du contrat gouvernemental]. » Elle affirme que la destitution s’est faite de manière irrégulière dans le cadre d’une assemblée extraordinaire « secrète » et sera contestée légalement.

L’EPPSQ soupçonne Dany Côté et Martin Legault d’avoir fait « des soumissions multiples » dans le cadre de l’appel d’offres « via diverses entités […] sous contrôle des mêmes administrateurs et/ou actionnaires ». « Ce que ça permet dans les faits, c’est de contourner la règle du soumissionnaire unique et de l’adjudicataire unique », avance Patrice Lapointe.

Selon l’association, il y aurait des liens étroits entre 24/7, dont est actionnaire Dany Côté, et une autre agence, Confort Élite.

Martin Legault est quant à lui fondateur d’une entreprise cotée en Bourse, Premier soin d’Amérique, qui possède les filiales Code bleu, Placement premier soin et Solution nursing Pha. Ces trois entreprises ont toutes obtenu des rangs différents dans l’attribution du contrat gouvernemental.

« Nous avons appris avec stupéfaction la décision sans fondement de Patrice Lapointe de nous exclure de l’association. Nous réfutons avec vigueur les allégations d’irrégularités dans l’obtention de contrats du gouvernement du Québec », a déclaré M. Legault dans un courriel transmis en fin de journée. « Ayant connu une croissance par acquisitions, nous respectons scrupuleusement la législation en vigueur visant à empêcher la collusion. Nos activités sont irréprochables et nous ferons valoir nos droits », a-t-il ajouté.

« C’est important que l’association fasse la lumière »

« On a observé des irrégularités suffisamment graves pour devoir agir et préserver l’intégrité de notre association », affirme le président de l’EPPSQ. « C’est important que l’association fasse la lumière. »

Cette enquête est menée pour le moment par le conseil d’administration, donc des propriétaires d’agences concurrentes.

Concrètement, dans le cadre de l’appel d’offres, chaque agence participante devait soumissionner à un taux horaire pour différentes catégories d’emploi. L’agence qui soumissionnait au plus bas taux horaire obtenait le premier rang dans la liste d’appel du gouvernement, et les agences plus chères obtenaient les rangs suivants.

Toute entreprise qui réclamait un taux horaire de plus du double de l’entreprise la moins chère était automatiquement exclue du marché, selon les règles particulières de cet appel d’offres.

Une des filiales de l’entreprise Confort Élite est arrivée presque systématiquement au premier rang dans la liste d’appel pour certaines catégories d’emploi, comme infirmière et infirmière clinicienne, alors que 24/7 Expertise en soins de santé arrive presque systématiquement dans les cinq derniers rangs, avec un tarif tout près du double de celui de Confort Élite. L’EPPSQ soupçonne une connivence dans la fixation des prix pour se donner un « avantage concurrentiel » compte tenu des règles de l’appel d’offres.

Services de recrutement partagés

Lors de vérifications la semaine dernière, La Presse a pu confirmer que 24/7 et Confort Élite partagent des services de recrutement.

La propriétaire de Confort Élite, Jill Eusanio, assure toutefois que son entreprise « n’a pas de liens directs » avec 24/7 Expertise en soins de santé, mais conclut des ententes avec elle pour éviter de perdre des infirmières qui voudraient partir pour une agence qui rémunère mieux. « On va louer la ressource à une autre agence, pour qu’on garde [l’infirmière] avec nous. 24/7 est en mesure de payer plus cher, donc on divise le profit pour ne pas perdre la ressource. Plein d’agences font ça. C’est une pratique commune pour ne pas perdre d’infirmières », ajoute Mme Eusanio.

« Nous sommes deux compagnies distinctes. On n’a pas parlé de nos prix dans les appels d’offres. On a fait ça de façon individuelle. On n’a pas essayé de coincer le marché », insiste Mme Eusanio.

Dany Côté, propriétaire associé de 24/7 Expertise en soins de santé, rejette également toute allégation de collusion.

Tant qu’on est en appel d’offres, il y a des règles d’or : on ne parle pas de prix ni de la façon dont on détermine les prix.

Dany Côté, propriétaire associé de 24/7 Expertise en soins de santé

Mme Eusanio et Dany Côté sont tous deux administrateurs d’un holding, Groupe santé Halsa, qui regroupe une dizaine d’autres agences de placement qui ont obtenu différents rangs dans l’appel d’offres gouvernemental, mais celui-ci n’a aucun rôle à jouer dans les opérations des entreprises, assurent les deux administrateurs. « Tout ça a été déclaré à l’Autorité des marchés publics et au Centre des acquisitions gouvernementales [et] au gouvernement pour avoir leur approbation », assure Mme Eusanio.

« Il y a anguille sous roche », estime un expert

Aux yeux du professeur de droit de la concurrence de l’Université de Montréal Pierre Larouche, le fait que les deux entreprises partagent des ressources de recrutement, « ça mène assez rapidement à la conclusion que les deux entreprises ne sont pas vraiment différentes », dit-il.

« Il y a anguille sous roche, mais les gens qui organisent ça, ils savent ce qu’ils font. S’il y a un reproche à faire, c’est qu’ils essaient de contrecarrer l’intention du gouvernement en trouvant une manière qui n’est pas clairement illégale d’empêcher le gouvernement d’arriver à ses fins de diminuer les coûts de ce marché-là. »

Le Bureau de la concurrence, l’organisme fédéral d’application de la Loi sur la concurrence, souligne qu’il est illégal, sous peine de poursuites criminelles, pour des entreprises concurrentes de « conclure des ententes visant à fixer les prix ou à attribuer […] des territoires, des clients ou des marchés entre elles ».

Il est important de noter, cependant, qu’il y a de nombreux types d’ententes entre concurrents qui peuvent accroître la concurrence et profiter à l’économie.

Yves Chartrand, porte-parole du Bureau de la concurrence

Le professeur de droit de l’Université Laval Karounga Diawara, codirecteur du Centre de recherche en droit économique, souligne qu’il est très difficile de démontrer que des entreprises qui participent à un appel d’offres ont truqué celui-ci. « Il faut démontrer que ce sont des entreprises qui se concertent au moment de la soumission », souligne-t-il. Les ententes qui surviennent après l’adjudication sont souvent tout à fait légales.

Karounga Diawara prévient toutefois qu’un nouvel article de la Loi sur la concurrence, qui entrera en vigueur le 23 juin, « interdit de faire un accord qui empêche un employé d’aller d’un employeur à l’autre ».

« C’est du droit nouveau, et peu d’entreprises sont au courant », souligne-t-il.

« Laxisme » des autorités publiques

L’EPPSQ soutient qu’elle n’a pas le choix d’intervenir elle-même à ce stade en raison du « laxisme » des autorités publiques. Patrice Lapointe soutient que le réseau de la santé « tolère » certaines pratiques qui ne respectent pas les règles du plus bas soumissionnaire et encouragent la « migration » des travailleuses vers les agences qui ont les tarifs les plus élevés. Il affirme que des CISSS acceptent de continuer de recourir aux services des infirmières qui passent d’une agence facturant un bas tarif à une autre qui a un prix plus élevé et offre donc de meilleurs salaires. Même si cette situation coûte plus cher à l’État.

« Ce que les entreprises comprennent, c’est que le client [le CISSS], dans les faits, n’a aucune sensibilité pour le prix. Il va même travailler contre son propre intérêt si on lui garantit d’avoir la ressource », affirme M. Lapointe.

Le ministre de la Santé et des Services sociaux, Christian Dubé, a refusé de faire des commentaires. Il a fait adopter récemment une loi pour mettre fin au recours aux agences, mais l’objectif doit être atteint d’ici 2026 seulement. Entre-temps, il a toujours besoin de ces entreprises pour avoir une main-d’œuvre suffisante dans le réseau, d’où la nécessité de faire un appel d’offres.

Vers un nouveau plafond établi par Québec

Selon les résultats de l’appel d’offres, les tarifs maximums des agences sont au moins deux fois plus élevés que les plafonds imposés par le ministre durant la pandémie, en vertu d’un décret adopté grâce au pouvoir conféré par l’état d’urgence sanitaire.

Le plafond imposé jusqu’au 31 décembre dernier

  • Infirmière clinicienne : 74,36 $
  • Infirmière : 71,87 $
  • Infirmière auxiliaire : 47,65 $
  • Préposé aux bénéficiaires : 35,45 $
  • Auxiliaire aux services de santé et sociaux : 22,85 $

Nouveaux taux horaires minimums

  • Infirmière clinicienne : 69,75 $
  • Infirmière : 69,75 $
  • Infirmière auxiliaire : 47,65 $
  • Préposé aux bénéficiaires : 35,75 $
  • Auxiliaire aux services de santé et sociaux : 36,75 $

Nouveaux taux horaires maximums

  • Infirmière clinicienne : 138,58 $
  • Infirmière : 139 $
  • Infirmière auxiliaire : 95 $
  • Préposé aux bénéficiaires : 82 $
  • Auxiliaire aux services de santé et sociaux : 72,95 $

Selon Patrice Lapointe, si les taux horaires ont augmenté avec l’appel d’offres, c’est en partie parce que le gouvernement a imposé aux soumissionnaires de proposer un « tarif unique » par corps d’emploi, que le service soit offert à Montréal ou à Sept-Îles.

Christian Dubé entend réinstaurer un plafond comme sa loi adoptée récemment le lui permet. Un règlement serait déposé au cours des prochaines semaines et devrait entrer en vigueur à la fin de l’été, selon son cabinet.