Dans les parcs, sous les ponts, dans la rue ou dans les refuges, il semble que l’itinérance explose partout au Québec. La Presse a parlé à quatre chercheurs pour tenter de comprendre les raisons derrière cette crise sociale, et les solutions pour y faire face.

Des loyers trop chers, des locataires trop pauvres et un manque criant de logements : plusieurs facteurs poussent de plus en plus de gens à la rue au Québec, selon des experts.

Le coût des loyers

Sans surprise, la hausse du prix des loyers liés à la crise du logement est la cause première de l’itinérance, selon tous les experts contactés par La Presse. Elle pousse les gens dans la rue et les empêche d’en sortir. « On a de moins en moins de logements qui permettent d’accueillir des personnes au profil socioéconomique défavorisé », résume le sociologue de l’Université du Québec à Montréal, Guillaume Ouellet.

L’inflation des loyers était de 6,5 % en mai 2023, selon le dernier rapport de Rentals.ca. À ce moment, le coût moyen d’un logement d’une chambre à Montréal était de 1657 $ par mois. Pour deux chambres, le coût moyen était de 2172 $ par mois, selon ce rapport. Or, le montant alloué par l’aide de dernier recours (aide sociale) est de 770 $ par mois pour une personne apte au travail. Et de 923 $ par mois pour celle qui ne peut pas travailler, selon le site du gouvernement du Québec.

En avril 2023, 273 934 adultes étaient prestataires de l’aide sociale au Québec. En 2020, 17,4 % des ménages québécois étaient aussi considérés comme à faible revenu, selon l’Institut de la statistique du Québec.

« S’il y a plus de gens qui éprouvent de la difficulté à se payer un logement, l’itinérance va augmenter », tranche Eric Latimer, du Centre de recherche Douglas. Ce constat est clair dans la littérature scientifique, ajoute-t-il. « Il y a beaucoup d’études qui regardent par exemple l’association entre l’abordabilité du logement et le pourcentage de personnes en situation d’itinérance dans différentes villes américaines. »

« ​​Tout le monde n’est pas affecté par la crise du logement ou de l’inflation de la même façon », expose aussi Céline Bellot, directrice de l’Observatoire des profilages. « Ça pèse lourd sur des populations en situation de vulnérabilité, de précarité. »

Le manque de logements

Non seulement les logements sont plus chers, mais il y en a moins. Selon le dernier rapport de la Société canadienne d’hypothèques et de logement (SCHL), il y a eu un ajout record de 16 000 nouvelles unités locatives à Montréal en 2023. Mais le taux d’inoccupation, lui, a baissé à 1,6 % cette année dans la métropole (l’équilibre est à 3 ou 4 %). Et il est encore plus bas dans d’autres villes québécoises.

Pourquoi ? D’abord en raison d’une forte immigration, qui a repris après la pandémie, souligne la SCHL. « Les cibles d’immigration resteront probablement inchangées au Québec [dans les prochaines années], et la province accueillera de nombreux résidents non permanents (étudiants internationaux, travailleurs temporaires, demandeurs d’asile), peut-on lire dans le rapport. Ce facteur contribuera à soutenir fortement la demande de logements locatifs. »

Sans oublier les quelque 26 500 logements au Québec offerts sur des plateformes de location en ligne comme Airbnb, selon le site web abasairbnb.org.

En parallèle, le contexte économique et les difficultés d’accès à la propriété font aussi en sorte que moins de ménages deviennent propriétaires – et donc restent locataires –, souligne la SCHL. Ce même contexte limite les mises en chantier de nouveaux logements nécessaires pour ramener l’équilibre dans le marché.

En d’autres mots : « tout est bloqué », souligne Mme Bellot. « Ces facteurs pèsent lourd sur un segment de la population à risque d’itinérance, et qui bascule dans l’itinérance. »

Le manque de logements sociaux

Le nombre de logements sociaux communautaires ou abordables, lui, n’est pas suffisant pour freiner la crise, soutient aussi Mme Bellot. Par exemple, en 2020, il y avait 74 328 logements à loyer modique (HLM) au Québec. Un nombre quasiment inchangé depuis 14 ans, selon la Société d’habitation du Québec (SHQ).

Pour aider les ménages à faible revenu, le gouvernement a investi ces dernières années dans le Programme de supplément au loyer (PSL). Celui-ci permet à des locataires de payer seulement 25 % de leurs revenus en vivant dans un logement privé. Le nombre de PSL offerts au Québec est passé de 28 107 en 2018 à 32 498 en 2022, selon des données fournies à La Presse par la SHQ.

Mais les PSL deviennent inutiles quand il n’y a pas de logements disponibles, remarque Mme Bellot.

« [Pendant mes recherches], j’ai vu plusieurs personnes qui étaient à leur premier épisode d’itinérance, parce qu’on est à un tournant où il n’y en a pas, de logements », renchérit Caroline Leblanc, doctorante en santé communautaire à l’Université de Sherbrooke.

Enfin, d’autres phénomènes sociaux et économiques – comme l’inflation – pourraient s’additionner et avoir un impact sur l’itinérance. Il y a notamment la hausse des ruptures et de la violence conjugale pendant la pandémie, le fait que les services de santé et de services sociaux sont saturés, le manque de soutien pour les sorties de prison, de centre jeunesse ou de l’hôpital. Ou encore les crises qui sévissent dans les communautés autochtones, énumère M. Ouellet.

L’itinérance est-elle plus visible ?

L’itinérance est devenue plus visible pendant la pandémie, quand les sans-abri n’ont plus eu accès aux restaurants, aux bibliothèques ou aux divans de leurs connaissances. Les habitudes prises alors pourraient perdurer aujourd’hui, expliquant en partie cette impression que l’itinérance est plus présente, selon Eric Latimer. La crise des opioïdes peut aussi décupler le nombre de personnes qui vivent dehors, estime Guillaume Ouellet. « Elle rend visible une tranche de personnes en situation de dépendance et qui consomment dans l’espace public maintenant », observe-t-il.

Est-il possible de contrer l’itinérance ?

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, ARCHIVES LA PRESSE

Sans-abri à Saint-Jean-sur-Richelieu

Mieux vaut prévenir que guérir. Et si on appliquait le dicton à l’itinérance ? Des solutions existent pour éviter que les gens tombent dans la rue, et pour aider ceux qui y sont à en sortir.

Logements et pauvreté

Pour faire face à l’itinérance, on doit lutter à la fois contre la pauvreté et contre la crise du logement, estime Eric Latimer, chercheur au Centre de recherche Douglas. Nous lui avons parlé alors qu’il se trouvait en Norvège dans le cadre d’une étude sur les solutions à l’itinérance mises en place dans les pays scandinaves.

« Ici, on est dans une autre réalité, où on fait beaucoup plus pour que les personnes à plus faibles revenus puissent se payer un logement, assure-t-il. Il n’y a pas de miracle. Il faut que les gens puissent se loger et avoir des revenus pour vivre en même temps. »

Les États scandinaves considèrent que le logement est un droit, ajoute M. Latimer.

« Ils ont la mission de faire en sorte qu’il y ait des logements abordables disponibles pour les personnes à revenus faibles et modiques. Et des employés de l’État pour les soutenir », explique-t-il.

La ville d’Helsinki, en Finlande, est régulièrement présentée comme un chef de file de la lutte contre l’itinérance. Son approche combine la construction d’un grand nombre de logements sociaux et abordables avec une démarche « logement d’abord », où les personnes en situation d’itinérance peuvent accéder rapidement à un endroit où vivre de façon permanente.

Moins de restrictions

Pour la doctorante de l’Université de Sherbrooke Caroline Leblanc, spécialisée dans les campements et la réalité des gens qui vivent dans la rue, il faut aussi réduire les barrières pour que ces personnes puissent se loger. « Même s’il y a plus de logements sociaux, il y a des critères discriminatoires [comme avoir une adresse fixe, ne pas avoir de dette, avoir fait ses impôts, avoir des documents d’identité] qui amènent les gens à habiter la rue », soutient-elle.

Même chose avec les refuges d’urgence, qui demandent parfois de respecter des critères (être un homme ou une femme, ne pas avoir d’animaux, ne pas avoir consommé, etc.), ajoute Caroline Leblanc.

De plus, les programmes de logements sociaux « vont parfois éloigner les gens de leurs communautés et des ressources dont ils ont besoin », ajoute Mme Leblanc.

À son sens, le logement ne devrait pas être la seule solution possible. « Il faut de nouveaux projets avec des approches qui ne créent pas d’exclusion. Des formes de logement non conventionnelles qui vont répondre aux besoins de tous. »

La prévention

Réinvestir dans la prévention permettrait aussi d’éviter qu’autant de personnes ne basculent dans la rue, estiment les experts. Que ce soit en soutenant les locataires à risque d’éviction ou en accompagnant mieux ceux qui sortent des institutions (prison, hôpital, centre jeunesse), par exemple.

C’est l’une des approches préconisées dans les pays scandinaves, soutient M. Latimer.

« On ne travaille pas juste dans l’urgence ou pour sortir les gens de la rue, on travaille en amont pour éviter qu’ils perdent un logement », explique Eric Latimer.

Contrairement au Québec, où « on ne parle presque plus de prévention en itinérance, où on a presque perdu cette vision-là », selon Guillaume Ouellet, sociologue et chercheur au Centre de recherche de Montréal sur les inégalités sociales, les discriminations et les pratiques alternatives de citoyenneté (CREMIS). « Si une personne est plus réfractaire [aux services], on va rapidement baisser les bras et la laisser à elle-même », estime-t-il.

Des solutions politiques

La lutte contre l’itinérance ne peut pas seulement passer par les organismes communautaires, soutient Caroline Leblanc en se basant sur ses recherches. « C’est avoir de la pensée magique de penser que les organismes ont les reins assez solides pour faire face à ça, c’est un peu se déresponsabiliser en tant que gouvernement », affirme-t-elle.

Elle suggère notamment qu’un ministre se voie confier le dossier de l’itinérance « pour avoir une vision globale et complète des enjeux ». De plus, la politique nationale de lutte contre l’itinérance du Québec pourrait faire l’objet d’une loi, ce qui ferait bouger les choses, selon elle.

Finalement, les municipalités devraient avoir plus de pouvoirs pour faire face à l’itinérance, conclut Mme Leblanc. À ce sujet, l’Union des municipalités du Québec tiendra un sommet sur l’itinérance le 15 septembre prochain, le premier du genre au Québec.

En savoir plus
  • 5789
    Nombre de personnes en situation d’itinérance au Québec en 2018, selon les données du dénombrement
    source : ministère de la Santé et des Services sociaux
    3149
    Nombre de personnes en situation d’itinérance à Montréal en 2018, selon les données du dénombrement
    source : ministère de la Santé et des Services sociaux