(Québec) Le trou financier des sociétés de transport n’est pas près de se résorber à moins d’un sérieux coup de barre. Il faudra en effet une décennie avant que l’achalandage du transport collectif ne retrouve son niveau d’avant la pandémie, estime le ministère des Transports.

Dans son plan stratégique 2023-2027 déposé à l’Assemblée nationale le 8 juin, le Ministère se fixe pour cible d’atteindre 357 millions de déplacements en transport collectif d’ici quatre ans, un seuil représentant seulement 55 % de la fréquentation de 2019 selon ses propres documents.

« Le retour au niveau d’achalandage global de 2019 devrait s’effectuer sur une période d’au moins 10 ans, correspondant à une croissance annuelle de l’achalandage d’environ 2,5 %. C’est sur cette hypothèse que les cibles ont été estimées », affirme le Ministère.

De leur côté, les sociétés de transport disent avoir retrouvé au printemps 2023 grosso modo 70 % à 80 % de leur fréquentation prépandémique. La situation varie beaucoup d’une ville à l’autre.

Pourquoi y a-t-il une telle disparité entre les cibles du Ministère et les données communiquées par les sociétés de transport ? C’est parce qu’il existe deux méthodes de calcul des déplacements en transport collectif, selon l’Association du transport urbain du Québec (ATUQ) qui représente les neuf sociétés de transports et exo.

La première, dite « traditionnelle », est basée sur le nombre de titres de transport vendus et des sondages auprès des usagers. Elle est utilisée par des sociétés de transport en ce moment pour comparer l’achalandage de 2019 et celui d’aujourd’hui. Elle est moins fiable et surestime le nombre de déplacements, reconnaît l’ATUQ.

La seconde méthode repose sur la « validation électronique », ce qui permet d’obtenir des données réelles provenant des cartes à puce. C’est ce qui apparaît dans le plan stratégique du Ministère.

À titre d’exemple, la première méthode permet à la Société de transport de Sherbrooke de dire qu’elle a retrouvé 100 % de l’achalandage de 2019. C’est plutôt 85 % si l’on utilise la deuxième méthode, selon son président, Marc Denault, également à la tête de l’ATUQ.

Les sociétés de transport n’ont pas encore abandonné la méthode traditionnelle puisqu’elle est toujours utilisée ailleurs au pays et que le fédéral accorde ses subventions en fonction de la fréquentation, selon l’ATUQ. Utiliser seulement la nouvelle méthode entraînerait une baisse de l’aide fédérale pour les sociétés de transport du Québec.

Selon Statistique Canada, qui se base sur la méthode traditionnelle, l’achalandage du transport collectif représentait, en mars 2023, 74 % du niveau de 2019 dans l’ensemble du pays.

Le 3 mai, l’Autorité régionale de transport métropolitain (ARTM) indiquait qu’« à la fin de l’année 2022, l’achalandage dans le réseau avoisinait les 70 % de ce qu’il était en 2019 ». Elle reconnaît toutefois qu’une bonne partie de la clientèle du Grand Montréal ne reviendra pas dans le métro, les autobus ou encore les trains de banlieue. « Pour l’instant, l’ARTM anticipe une perte d’achalandage structurelle de l’ordre de 20 à 25 % », estime-t-elle. Elle tend ainsi à confirmer l’avis du Ministère, peu importe la méthode de calcul retenue : il faudra bien du temps pour rattraper le recul.

« La bonne nouvelle, c’est qu’il y a un engagement » de Québec pour augmenter la fréquentation au cours des prochaines années, relève Marc Denault.

C’est atteignable, mais il va falloir être créatif et se donner les moyens d’aller chercher cet achalandage-là.

Marc Denault, président de l’Association du transport urbain du Québec et de la Société de transport de Sherbrooke

Selon l’Alliance pour le financement des transports collectifs au Québec, TRANSIT, le Ministère manque d’ambition. Une augmentation de l’achalandage de 2,5 % par année, « ce n’est pas suffisant », soutient son coordonnateur Samuel Pagé-Plouffe. Selon lui, « une des clés pour la hausse de l’achalandage, ce sera toujours l’augmentation de l’offre de services ».

Or le gouvernement n’est toujours pas parvenu à augmenter l’offre de services de 5 % par année, cible pourtant prévue à son plan d’action 2018-2023 en matière de mobilité durable, rappellent MM. Pagé-Plouffe et Denault. Ils demandent que le gouvernement renouvelle cet objectif.

Cibles ratées

En 2019, il y a eu 649,7 millions de déplacements en transport collectif, un sommet, selon le plus récent rapport annuel du Ministère. Les mesures sanitaires imposées en raison de la pandémie ont fait chuter la fréquentation en 2020 et 2021.

Pour 2022, marqué par la vague Omicron dans les premiers mois, le Ministère chiffre l’achalandage à 331 millions de déplacements, soit 51 % de la fréquentation prépandémique selon ses données. On constate que le Ministère s’attend à un nombre de déplacements stable cette année comparativement à la précédente si l’on compare la cible de 2023 et l’achalandage de 2022.

Le Ministère a-t-il fait le choix de cibles prudentes compte tenu des résultats des deux dernières années ?

Dans son précédent plan stratégique (2019-2023), révisé en cours de route pour tenir compte de l’impact de la pandémie, le Ministère visait 330 millions de déplacements en 2021 et 382 millions en 2022. Il a raté les deux cibles.

L’essor du télétravail explique en bonne partie la diminution. Des usagers ont aussi décidé de reprendre le volant. Le Ministère constatait d’ailleurs à la fin de l’année dernière que « le secteur des trains de Montréal a été particulièrement touché », alors que des travailleurs « ont délaissé le transport collectif au profit de l’automobile » afin de se rendre au bureau.

Trou financier

La baisse de fréquentation fait fondre les revenus des sociétés de transport. Selon l’ARTM, dans le Grand Montréal, les recettes tarifaires ont atteint 640,9 millions de dollars en 2022, « soit en hausse de 43,5 % par rapport à 2021 (446,8 millions), mais en baisse de 31,8 % par rapport à 2019 (939,9 millions) ».

L’ATUQ estime que le trou budgétaire des sociétés de transport atteindra 560 millions cette année et 900 millions en 2027. Dans son dernier budget, le gouvernement Legault leur a accordé une aide d’urgence de 400 millions de dollars.

La ministre des Transports, Geneviève Guilbault, présentera l’automne prochain un nouveau plan de financement du transport collectif pour les cinq prochaines années. Elle a décliné une demande d’entrevue.

Une nouvelle source de revenus pour financer le transport collectif vient de s’ajouter dans le Grand Montréal. La Communauté métropolitaine de Montréal (CMM) a élargi au 450 la taxe sur les immatriculations qui était imposée seulement aux Montréalais jusqu’ici. Cette taxe, qui passe de 45 $ à 59 $, doit rapporter 125 millions de dollars par année.

La Coalition avenir Québec était opposée depuis longtemps à l’instauration de cette « taxe 450 », mais Geneviève Guilbault a laissé la CMM aller de l’avant.

Selon TRANSIT, la ministre doit notamment adopter une taxe kilométrique pour renflouer le fonds – déficitaire – qui sert à financer le réseau routier et le transport collectif (FORT). Un automobiliste serait ainsi taxé selon le nombre de kilomètres parcourus. Cette taxe aurait l’avantage de s’appliquer aux véhicules électriques, à l’abri de la taxe sur l’essence.

Marc Denault soulève une autre solution possible pour augmenter le financement du transport collectif : une taxe sur la masse salariale des entreprises, idée évoquée par la ministre Geneviève Guilbault elle-même lors d’une mission en France, où cette mesure existe.