Des légumes rassembleurs
Saint-Norbert-d’Arthabaska — À la fin du secondaire, Emmy Huot a eu envie de s’éloigner de son village natal, Saint-Norbert-d’Arthabaska, près de Victoriaville. Elle s’est inscrite en postproduction visuelle à Jonquière, l’occasion d’avoir son premier appartement.
« J’aimais bien le montage vidéo, mais quand j’ai commencé à en faire 40 heures par semaine, devant un écran, assise surtout, je me suis rendu compte que ce n’était pas pour moi », raconte la propriétaire de La Parcelle, l’entreprise maraîchère qu’elle a lancée en 2021 à… Saint-Norbert.
En réalité, Emmy ne s’est jamais vraiment déracinée. « Quand j’étudiais à Jonquière, je revenais travailler ici les fins de semaine… »
Sa femme, Sarah-Jeanne Martineau, qui enseigne le français au secondaire à Montréal, travaille avec elle durant toutes les vacances scolaires.
« Je n’ai plus d’étés de prof, c’est fini ! », dit-elle en riant.
Créer l’évènement
Durant l’été, elles troquent leur appartement de Lachine contre une « mini-maison », une roulotte en bordure du champ. La proximité de la route 263 leur amène la clientèle du coin. Le stand de vente fonctionne en libre-service, sauf le dimanche, où les deux maraîchères y tiennent un mini-marché.
« Ça fait quelques années qu’il n’y a plus tant d’activités à Saint-Norbert. On essaie vraiment de créer l’évènement du dimanche », explique Emmy.
Avec succès : l’été dernier, une trentaine de résidants se retrouvaient parfois à discuter autour du stand. Quand elles ont rouvert au début de juillet, certains les ont serrées dans leurs bras, d’autres ont écrit pour les remercier.
Maraîchage au féminin
La culture maraîchère attire les Québécoises. Entre 2016 et 2021, le nombre de femmes propriétaires d’une exploitation agricole dont au moins la moitié des revenus proviennent de la vente de légumes a plus que doublé, nous a indiqué Statistique Canada. Et cette hausse vient surtout de petites entreprises, qui enregistrent moins de 100 000 $ de ventes.
Quand tu commences dans la vie et que tu n’as pas d’actifs, le financement est vraiment difficile, j’ai été refusée de partout. J’ai gardé mon petit emploi pour pouvoir couvrir mes dépenses personnelles et réinvestir tout l’argent des légumes ici.
Emmy Huot
Deux fois par jour, elle passe une heure à l’étable voisine pour « faire le train », soit prendre soin de 200 bovins. « C’est physique et varié, j’aime voir comment je suis devenue capable de comprendre des problèmes dans la production », souligne Emmy, qui a commencé à travailler pour cet élevage de veaux de lait à 17 ans.
« C’est une belle collaboration », se réjouit Sarah-Jeanne, qui a elle-même fait le train l’été dernier.
La terre qu’elles cultivent, avec l’ancien appentis où elles ont aménagé la station de lavage, la chambre froide et le stand de vente, est en effet louée à coût raisonnable à l’employeur d’Emmy, qui lui a aussi donné accès à divers équipements.
Avant de se lancer, la jeune femme a obtenu une attestation d’études collégiales, travaillé dans trois fermes et appris les rudiments de la menuiserie, de la plomberie et de l’électricité.
« C’est ce qui m’a le plus surprise en agriculture : il faut que tu sois vraiment polyvalent pour être capable de fonctionner. Ce n’est pas l’émission Les fermiers ici », illustre Sarah-Jeanne.
« C’est correct de rêver, mais si tu lâches tout parce que tu as vu une émission à la télé, tu vas peut-être frapper un mur », complète Emmy.
À lire demain : « Femmes à la ferme, une réalité parfois compliquée »
Un environnement d’affaires difficile
Saint-Julienne — Suzanne Duquette nous avait donné rendez-vous chez elle, dans le rang des Fourches. Elle est arrivée à bicyclette. « Je me promène toujours à vélo autour de la ferme, c’est mon véhicule », explique celle qui pratique aussi le vélo de route et de montagne.
Sa porcherie est juste en face, derrière une rangée d’arbres plantés il y a une vingtaine d’années. « Au début, ils appelaient ça des haies brise-odeurs, pour cacher la ferme, parce que les producteurs de porcs, on n’était pas bien vus au début 2000 », rappelle-t-elle.
Suzanne a grandi ici. Elle s’est associée à ses parents après ses études en agriculture, en 2002, et, 14 ans plus tard, est devenue l’unique propriétaire. Les congés de maternité ont été courts, deux mois pour chacune de ses deux filles.
Je tirais mon lait dans le bureau à la porcherie, je faisais boire le bébé d’une main et je chauffais le tracteur de l’autre.
Suzanne Duquette
Pas de rapport de force
Elle possède 180 truies, avec lesquelles elle produit 4000 porcs par an, et cultive 50 hectares en maïs et en soya.
« Je savais que la job d’agricultrice n’était pas évidente, que c’était beaucoup de travail et de stress, mais je ne voyais pas l’environnement d’affaires si étouffant. »
Plusieurs agriculteurs de la région, dont son voisin immédiat, ont arrêté l’élevage porcin.
Je fais partie des derniers naisseurs-finisseurs indépendants qui font la production au complet. Même en étant regroupés, je trouve qu’on n’a pas le rapport de force qu’on mériterait par rapport aux abattoirs, aux acheteurs.
Suzanne Duquette
Ses porcelets naissent et sont engraissés ici. L’abattoir de Saint-Esprit est à moins de 10 minutes de route. « Mais j’ai la crainte qu’un jour, Olymel, ou n’importe quel abattoir, se revire de bord et dise : “On n’en veut plus de tes cochons, à moins que tu fasses partie de la grande structure.” » Et se faire imposer un fournisseur de moulée, ou se limiter à une seule étape de production, comme la maternité ou l’engraissement, est inconcevable pour elle.
« J’aime travailler avec les animaux, prendre soin de mes bâtiments. Je fais de la mécanique, de l’entretien, de la soudure, de l’électricité, de la plomberie. J’adore la variété de boulots, je ne veux pas devenir uniquement une gestionnaire de ferme. »
Valoriser les fermes moyennes
Être chef de famille monoparentale l’a toutefois convaincue d’engager des employés. « J’ai fait le choix de ne pas avoir de grosse camionnette, de grosse motoneige ou de quatre-roues. Mon auto a 300 000 km, je fais du camping en tente dans les SEPAQ. »
Même frugalité à la ferme, où son plus récent tracteur a 25 ans. « Techniquement, ça va bien. Les animaux sont en santé, j’ai des bonnes performances dans le troupeau, mais je voudrais investir pour mieux cultiver mes terres, et je ne le fais pas parce je n’ai pas de jeu. »
Travailler avec du vivant et en voir le progrès l’enthousiasme, mais « à moins d’un revirement de l’environnement d’affaires », elle estime « très probable » d’arrêter un jour l’élevage pour garder le reste de la propriété.
« On dirait que les fermes moyennes, l’agriculture du milieu, ne sont pas valorisées. Pourtant, c’est encore ce qui fait le gros de l’activité économique dans les campagnes, et qui met de la vie dans les villages. »
Une vraie fille à œufs
Saint-Sébastien-de-Frontenac — Avec trois enfants, un jeune chien qui court après les véhicules et près de 25 000 poules pondeuses, le quotidien de Caroline Fillion ne connaît pas beaucoup de temps morts.
« Parfois, je m’assois cinq ou dix minutes pour déjeuner le matin, et quand je regarde à nouveau le coucou, 12 heures ont passé sans que je me sois assise », admet la jeune femme rencontrée entre les deux poulaillers qu’elle a fait construire de part et d’autre du 10e Rang à Saint-Sébastien, à une demi-heure de Lac-Mégantic.
Elle trouve toutefois le temps de publier des photos et vidéos sur Twitter, sous le nom @Fillannœuf.
C’est pour montrer aux gens ce qu’est l’agriculture. Je suis une simple maman agricultrice qui montre son petit train-train et ses péripéties du jour.
Caroline Fillion
Ses quelque 9000 abonnés peuvent en témoigner, la productrice d’œufs ne cherche aucunement à idéaliser sa vie de mère entrepreneure à la campagne.
Entre deux vidéos des poulettes futures pondeuses, elle raconte les crevaisons à réparer, les courroies à souder et les tuyaux à remplacer.
« Il y en a, de l’ouvrage »
« Derrière une douzaine d’œufs, il y en a, de l’ouvrage. Si tu n’as pas une base en électricité et en plomberie, tu ne resteras pas longtemps en production », dit celle qui pense tenir de sa grand-mère maternelle.
« J’aime ça ! Tout s’apprend, parfois par essais et erreurs, parfois il faut réfléchir longtemps. »
Caroline a grandi à côté, dans la ferme laitière que son père avait reprise de son grand-père. C’est un prof du cégep qui lui a parlé de la production d’œufs.
« Je suis allée visiter un poulailler et j’ai eu le coup de foudre. Les bâtiments sont bien aérés, c’est propre, ce sont de belles conditions », dit celle qui s’accorde « une petite minute de zoothérapie » quotidienne en flattant quelques poules.
Plus d’un millier de douzaines d’œufs par jour
Elle a peaufiné son plan d’affaires, passé des entrevues et après trois tentatives, a finalement obtenu de la Fédération des producteurs d’œufs du Québec un prêt de quota (droit de produire) pour 5000 poules pondeuses, en 2009. À 29 ans, elle a fait construire le premier poulailler de son entreprise, Fillannœuf. Une expansion majeure a suivi sept ans plus tard avec une grande volière de poules en liberté dotée d’une section d’élevage.
Les poussins reçus à un jour grandissent durant 17 semaines avant de commencer à pondre dans les poulaillers, que la location et l’achat de quotas supplémentaires permettent d’utiliser au maximum de leur capacité. Luc Normand, le conjoint de Caroline, est devenu associé dans l’une des entreprises, mais travaille toujours à l’extérieur trois jours par semaine.
L’ensemble de la ferme produit plus d’un millier de douzaines d’œufs par jour. Une employée travaille quelques heures tous les matins, son père et des amis donnent un coup de main à l’occasion, mais Caroline et son conjoint font tout le reste.
« Même si c’est mécanisé, ce n’est pas industriel ici. Je suis là ! » Elle est parfois même dans le réfrigérateur de ses abonnés Twitter.
« À quelques reprises, des gens m’ont dit qu’ils ont trouvé mon code Fillannœuf, QC0F1, sur leur œuf brun. Je l’ai peut-être pris dans mes mains, cet œuf-là ! C’est cool de le savoir ! »
Les agricultrices en chiffres
11 690
Femmes qui exploitent une ferme au Québec.
+7 %
Augmentation du nombre de Québécoises qui exploitent une ferme depuis le recensement précédent, en 2016. C’est la première hausse en 20 ans.
Davantage de femmes sur les rangs
(Pourcentage de femmes sur 42 265 exploitants québécois)
- 2001 : 25,7 %
- 2021 : 27,7 %
54 ans
Âge moyen des agricultrices québécoises. Elles sont les plus jeunes au Canada, où l’âge moyen est de 56 ans.
1/5
Près d’une exploitante sur cinq est l’unique propriétaire de sa ferme (19,6 %).
1/2
Pratiquement la moitié des agricultrices occupent également un travail non agricole rémunéré (47,7 %).
Source : Statistique Canada, Recensement de l’agriculture 2021
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- « Une certaine prudence est de mise »
- Une ferme est une exploitation qui génère au moins un produit agricole et déclare des revenus ou dépenses liés à cette production. Un exploitant agricole est une personne responsable de prendre des décisions de gestion pour une ferme, laquelle peut déclarer jusqu’à trois exploitants.
La définition d’une ferme de recensement ayant changé en 2021, « une certaine prudence est de mise » dans la comparaison avec les données des années antérieures, indique Statistique Canada. L’augmentation récente du nombre d’exploitantes et l’évolution du nombre de fermes figurent néanmoins en bonne place dans ses publications.