Quatre ans avant que la fillette de Granby ne meure dans des circonstances tragiques, la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ) avait été mise au courant du dossier, a appris La Presse. L’enquête sur les faits soumis par la grand-mère de la petite a duré un total de sept jours. Pour plusieurs, l’inaction de la CDPDJ dans cette histoire est un symbole de ce qu’on résume comme l’abdication de la commission sur les dossiers jeunesse.

Une enquête de sept jours

PHOTO OLIVIER JEAN, ARCHIVES LA PRESSE

Fleurs et peluches déposées à la mémoire de la fillette de Granby devant la maison où elle a été retrouvée par la police, en avril 2019

« Que peut-on faire pour la sécurité de ces enfants ? Peut-on demander à ce qu’ils soient retirés de chez leur père, pour leur sécurité et leur stabilité ? »

Ces deux questions, en forme de cri du cœur, concluent une lettre de trois pages rédigée par la grand-mère de la fillette de Granby. Cette dernière l’a fait parvenir, en juin 2015, à la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, l’organisme qui doit en théorie être le chien de garde des enfants au Québec. Particulièrement ceux qui sont sous la tutelle de la DPJ.

La grand-mère cherchait à alerter la CDPDJ sur la situation de sa petite-fille et de son frère. Elle lui transmet clairement les occasions où les droits de la fillette et de sa mère biologique ont, à son avis, été lésés. Un message rédigé par la mère des deux enfants a d’ailleurs été annexé à sa lettre.

Deux documents bouleversants, où on lit tout le drame, alors en préparation, qui se conclura par la mort tragique de la fillette de 7 ans. La Presse a obtenu cette lettre, et plusieurs documents détenus par la CDPDJ sur le cas de Granby.

« Des faits très inquiétants »

Le 10 juillet, la CDPDJ amorce donc une enquête sur le cas de la fillette et de son petit frère en confiant le dossier à une enquêtrice de la Commission. Le 13 juillet, cette dernière écrit à la directrice de la protection de la jeunesse de la Montérégie, Catherine Lemay. La CDPDJ fait état des faits rapportés par la grand-mère, et dit craindre une lésion de droits.

La CDPDJ a plusieurs demandes pour la DPJ : on réclame des visites surprises au domicile du père, on demande de lui offrir un suivi beaucoup plus soutenu, et on exige également que des contacts soient organisés entre les grands-parents paternels et leur petite-fille.

Rappelons que la fillette avait vécu essentiellement chez sa grand-mère depuis sa naissance. Dans la foulée de l’intégration chez le père, qui s’est déroulée de façon turbo, la DPJ avait ordonné la cessation de tout contact avec les grands-parents.

Quatre jours plus tard, la DPJ répond à la CDPDJ. En gros, on s’engage à organiser des rencontres entre la petite-fille et ses grands-parents. Les autres demandes, estime la DPJ, sont déjà satisfaites et sont donc jugées non pertinentes.

« La DPJ refuse les visites surprises, estimant n’avoir rien vu lui laissant croire qu’il y a un risque. Le père est transparent et veut le mieux », écrit l’enquêtrice. Les notes de la DPJ qu’on lui transmet montrent pourtant un père qui semble dépassé par les comportements de sa fille.

Le jour même, donc moins de trois semaines après la réception de la lettre initiale, la CDPDJ répond à la grand-mère. « Il est exact que la réintégration [chez le père] a été précipitée », commence par admettre l’enquêtrice. Mais cette réintégration, même précipitée, « n’est pas une décision arbitraire ou déraisonnable ».

On indique également à la grand-mère que des rencontres seront organisées avec sa petite-fille. Sans faire plus d’actions, la CDPDJ ferme le dossier.

La Commission ne fera aucun suivi sur les rencontres que la DPJ devait organiser entre les grands-parents et leur petite-fille : il n’y en aura qu’une seule. Aucune intervention n’est faite par l’organisme devant les tribunaux dans la cause de la fillette.

« On avait quand même des faits très inquiétants », fait valoir Valérie Assouline, avocate de la mère et de la grand-mère de la fillette de Granby dans la poursuite civile en cours.

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Valérie Assouline, avocate de la mère et de la grand-mère de la fillette de Granby

Clairement, il y a quelque chose qui n’a pas fonctionné. La Commission l’a échappée elle aussi, cette fillette.

Valérie Assouline, avocate de la mère et de la grand-mère de la fillette de Granby

La petite fille de Granby mourra quatre ans plus tard, bâillonnée et ligotée avec du ruban gommé dans la chambre de la maison de son père, d’où elle cherchait désespérément à s’enfuir.

« La Commission est intervenue très rapidement dans ce dossier en 2015 mais le tribunal en a été saisi peu après, donc nous avons dû mettre fin à notre enquête. C’est la limite à notre pouvoir d’enquête. Si le tribunal est saisi, nous ne pouvons plus intervenir », plaide la vice-présidente de la CDPDJ et responsable du volet jeunesse, Suzanne Arpin. Le tribunal a été saisi des faits le 12 août, soit trois semaines après la réponse de l'enquêtrice à la grand-mère.

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Suzanne Arpin, vice-présidente de la CDPDJ
et responsable du volet jeunesse

« Si la CDPDJ avait vraiment eu de l’allure comme institution, ils auraient pu se présenter en cour, intervenir, dire que la DPJ avait coupé les contacts entre une grand-mère et sa petite-fille », dit une source qui avait connaissance du dossier, mais a réclamé l’anonymat par crainte de représailles. « Le dossier de Granby, c’est un dossier que la CDPDJ a ouvert, traité et fermé parce que pour eux, le problème était réglé. Dans les faits, il n’y avait pas grand-chose de corrigé. »

La juge connaissait-elle les faits ?

À l’époque, la directrice du service de la protection et de la promotion de la jeunesse à la CDPDJ, qui avait autorisé la fermeture du dossier, était la juriste Pascale Berardino. Dans les notes de la Commission, le 17 juillet, on indique bien que l’enquêtrice a demandé l’autorisation à sa supérieure de clore son enquête. Mme Berardino sera nommée juge à la Chambre de la jeunesse de la Cour du Québec dans le district de Granby en 2017… et sera appelée à se prononcer sur ce même cas de la fillette de Granby, de son siège de juge, un an plus tard.

Dans un jugement rendu en mai 2018, la juge ordonne notamment que la fillette demeure chez son père, malgré des épisodes répétés de violence conjugale, et de violence envers la fillette, signalés au tribunal. « Il est important de maintenir X dans ce milieu, car de faire autrement pourrait avoir des impacts considérables et aggraver la situation déjà fragile de cette petite fille au court passé tumultueux et instable. Il s’agit en fait de la situation la moins dommageable pour la petite », écrit-elle, soulignant au passage « les belles capacités de protection du père à l’égard de ses enfants ».

Comme elle avait autorisé la fermeture du dossier de l’enquêtrice qui avait investigué les faits, la juge Berardino aurait-elle dû se récuser de cette cause ?

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Lucie Rondeau, juge en chef de la Cour du Québec

« La récusation appartient aux juges et il appartient aux parties qui sont devant le juge de la demander. À ma connaissance, ça n’a pas été fait », souligne Suzanne Arpin. « En 2018 quand la juge a été saisie de cette demande, qui n’était pas contestée, personne ne lui a demandé de se récuser, fait valoir la juge en chef de la Cour du Québec, Lucie Rondeau. De plus, la juge pouvait très bien ne pas se souvenir d’être intervenue trois ans plus tôt dans ses fonctions antérieures, dans un dossier où son intervention a été minimale. »

Nouvelle enquête en 2019

À la suite de la mort de la fillette en 2019, la CDPDJ a ouvert une nouvelle enquête. La lettre adressée aux différents ministres concernés, qui fait état des conclusions de cette enquête, est accablante pour la DPJ.

« L’enquête de la Commission révèle des manquements à toutes les étapes du processus clinique et légal qui visaient à protéger la jeune victime ; que ce soient des erreurs de jugement clinique, de fausses croyances, d’une lecture erronée de faits, d’un manque de supervision, etc. La Commission effectuera un suivi rigoureux de ses recommandations afin de s’assurer de leur mise en œuvre », écrit MSuzanne Arpin.

Jamais dans cette lettre – rendue publique – ne fait-on mention du fait que le cas de la fillette de Granby avait été soumis à la CDPDJ… et que le dossier avait été fermé moins d’un mois plus tard. Pourtant, une enquêtrice affectée au dossier l’indique dans son récapitulatif des faits, inclus dans son rapport d’enquête. Un document qui, lui, n’a jamais été rendu public.

« La Commission est intervenue concernant l’interruption des contacts entre X et la grand-mère en juillet 2015. Considérant le droit au maintien des relations significatives, la DPJ de la Montérégie s’était engagée à remettre les contacts en place entre la grand-mère et l’enfant. Un contact a lieu le 30 juillet 2015. Aucun autre contact n’est ensuite mis en place malgré les demandes répétées de la grand-mère qui n’a pas réinterpellé la Commission dans la situation », écrit l’enquêtrice.

N’aurait-il pas été pertinent d’indiquer au grand public que la CDPDJ avait eu connaissance des faits quatre ans avant la mort de la fillette ? « L’enquêtrice prend les éléments qui sont pertinents à l’enquête, c’est-à-dire le malheureux décès, fait valoir MArpin. Elle débute son enquête à partir du moment où l’enfant est chez le père. Et c’est à partir de là que les faits sont enquêtés. »

Le drame en quelques dates

30 avril 2019

Mort de la fillette de Granby, âgée de 7 ans. La tragédie bouleverse le Québec.

30 mai 2019

Le gouvernement du Québec met sur pied la Commission spéciale sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse, sous la présidence de Régine Laurent.

22 octobre 2019

La commission Laurent commence ses travaux.

30 novembre 2020

Retardée par la pandémie, la Commission émet une série de recommandations préliminaires, dont la nomination d’un directeur national de la protection de la jeunesse ayant un statut de sous-ministre.

3 mai 2021

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, ARCHIVES LA PRESSE

Régine Laurent, présidente de la Commission spéciale sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse, lors du dépôt du rapport final, le 3 mai 2021

La Commission rend public son rapport final.

1er décembre 2021

Le ministre Lionel Carmant dépose un projet de loi réformant la Loi sur la protection de la jeunesse (projet de loi 15).

9 décembre 2021

La belle-mère de la fillette de Granby est déclarée coupable de meurtre au deuxième degré et de séquestration. Elle est plus tard condamnée à 13 ans de prison, une peine qu’elle porte en appel, tout comme le verdict.

7 janvier 2022

Le père de la fillette de Granby est condamné à quatre ans de prison.

14 avril 2022

Le projet de loi 15 est adopté à l’unanimité à l’Assemblée nationale.

Vincent Larin, La Presse

« C’est qui, le chien de garde de la DPJ ? »

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, ARCHIVES LA PRESSE

En septembre, la CDPDJ a pris la décision controversée de se retirer d’au moins 12 causes où elle était impliquée, dans certains cas depuis de longs mois.

Des désistements dans au moins 12 causes où la CDPDJ était impliquée. Un moratoire sur les interventions dans de nouvelles causes. Des enquêtes qui durent de longs mois. La situation est telle à la CDPDJ que des critiques se demandent ouvertement si l’organisme n’a pas abdiqué la défense des droits des jeunes.

La direction jeunesse de la CDPDJ, c’est moins d’une douzaine d’employés, dont les heures travaillées représentent à peine 10 % du total du temps rémunéré à la CDPDJ.

En vertu du mandat de l’organisme, ces personnes ont pourtant des pouvoirs importants. Elles peuvent ouvrir des enquêtes sur des cas où les enfants auraient été lésés. Elles peuvent aussi intervenir directement devant les tribunaux pour faire valoir les droits d’enfants ou d’adolescents. Au Québec, la CDPDJ est à peu près le seul organisme qui a le pouvoir de contester des décisions de la DPJ au Tribunal de la jeunesse.

Or, dans les faits, on pourrait en faire beaucoup plus, témoignent d’anciens employés. « J’ai eu le sentiment qu’on n’arrivait jamais à développer quoi que ce soit. J’avais la nette impression de tourner en rond. Disons que les choses ne sont certainement pas développées à leur plein potentiel. On ne jouait pas notre rôle de chien de garde », dit un ex-employé, qui ne veut pas s’exprimer publiquement par crainte de représailles.

Le volet jeunesse est très méconnu, même s’il existe depuis 1995. Le mandat jeunesse n’a jamais eu beaucoup d’importance au sein de l’institution.

Une autre personne qui a travaillé à la CDPDJ

En septembre, la CDPDJ a pris la décision controversée de se retirer d’au moins 12 causes où elle était impliquée, dans certains cas depuis de longs mois. La Presse a consulté des documents émanant de la direction de la CDPDJ qui démontrent également que les interventions devant les tribunaux ont été stoppées par un moratoire au même moment.

Pourquoi se désister ? « Ce n’est pas notre place » d’intervenir dans ce type de causes, résumait il y a deux mois dans les pages du Soleil la vice-présidente de la CDPDJ, responsable du mandat jeunesse, la juriste Suzanne Arpin. « Nous n’avions plus de rôle à jouer dans ces dossiers, il n’était plus opportun pour nous d’être présents. C’étaient des dossiers qui se continuaient en protection de la jeunesse et tous les acteurs étaient présents autour de l’enfant », ajoute MArpin, en entrevue à La Presse.

De plus, Mme Arpin nie qu’il y ait un moratoire sur les interventions devant les tribunaux. « Il n’y a pas de moratoire. Des dossiers au tribunal, on en a toujours fait et on en fait toujours. Il n’y a pas de redéfinition du mandat, mais ce qu’on tente de faire, c’est d’avoir l’impact sur le plus grand nombre d’enfants. Pour qu’on ait des correctifs plus systémiques. »

PHOTO DAVID BOILY LA PRESSE, ARCHIVES LA PRESSE

Philippe-André Tessier, président de la CDPDJ

Dans une lettre publiée dans Le Soleil en février dernier, le président de la CDPDJ, Philippe-André Tessier, a fait valoir que la CDPDJ avait accusé réception de 149 processus judiciaires en 2020-2021. Cela ne veut pas dire qu’il y a eu action dans tous les cas, admet MArpin. Mais « chaque procédure est regardée et analysée », assure-t-elle.

Quelle réalité sur le terrain ?

Du côté des enquêtes sur d’éventuelles lésions de droit qui concernent des enfants, MArpin souligne que la Commission a reçu 378 demandes d’enquête en lésion de droits en 2021-2022 et qu’on a enquêté dans 233 dossiers.

Je ne pense pas que la Commission cesse de jouer son rôle de chien de garde, bien au contraire. Bien sûr, il y a de ces dossiers qu’on ne peut pas traiter parce que le tribunal est déjà saisi.

Suzanne Arpin, vice-présidente de la CDPDJ et responsable du volet jeunesse

Néanmoins, sur le terrain, l’avocate Mylène Leblanc a vu la CDPDJ se désister de huit causes où elle représentait les enfants. « J’avais de gros dossiers, dont l’un touchait plusieurs enfants en même temps. Il y avait selon moi des lésions de droits. Ils se sont désistés, raconte-t-elle. Les conséquences sont majeures. Quand le juge voit que la CDPDJ débarque, ça a un poids certain. »

MLeblanc, qui pratique depuis 10 ans, n’a plus tellement d’attentes envers l’organisme.

Ça fait longtemps qu’on sait que la CDPDJ n’est pas fonctionnelle. Leurs enquêtes prennent des mois alors que moi, j’ai des enfants sur le terrain qui ne vont pas bien. J’ai besoin d’une intervention rapide.

Mylène Leblanc, avocate

Les enquêtes de la CDPDJ durent en moyenne trois mois, précise MArpin.

Même scénario du côté de l’avocate Valérie Assouline. La CDPDJ s’est désistée de quatre de ses dossiers dans les derniers mois. « Je me demande maintenant c’est qui, le chien de garde de la DPJ. La CDPDJ, quand ils intervenaient, ça aidait. Ils avaient un droit de regard, un pouvoir que nous n’avons pas pour aller chercher de l’information. »

« Je comprends que notre présence est souhaitée, mais ce n’est pas toujours dans l’intérêt des enfants que nous soyons présents », répond MArpin.

La Commission spéciale sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse, présidée par Régine Laurent, a manifestement considéré qu’il y avait une lacune importante dans la défense des droits des enfants, puisqu’elle a réclamé la création d’un poste de Commissaire au bien-être de l’enfant. Cette haute autorité serait nommée directement par l’Assemblée nationale et se consacrerait exclusivement à la « promotion et la surveillance du bien-être de tous les enfants ».

Québec n’a pas encore donné suite à cette recommandation.