C'est officiel: très peu de femmes québécoises connues du grand public s'affichent haut et fort en tant que lesbiennes. Pour une Ariane Moffatt, combien de Dany Turcotte, Alex Perron et autres Jasmin Roy? Quel impact pour les jeunes filles d'aujourd'hui? C'est précisément la question que pose l'auteure et chercheuse Christelle Lebreton, qui publie ces jours-ci un rare ouvrage sur la question: Adolescences lesbiennes, de l'invisibilité à la reconnaissance, aux Éditions du remue-ménage. Cinq points pour comprendre un enjeu dont on parle trop peu.

Gaie, mais pas lesbienne

Pour sa thèse de doctorat (à l'origine du livre en question), Christelle Lebreton, par ailleurs sociologue et chargée de cours en travail social et sciences humaines à l'UQAM, a rencontré 20 participantes de 18 à 26 ans. Du nombre, deux se définissent comme bisexuelles, toutes les autres comme lesbiennes. «Mais elles n'aiment pas le mot», précise l'auteure. À cause de sa «connotation négative», parce que «ça a trop longtemps servi à dénigrer», paraphrase-t-elle, les 18 filles préfèrent simplement dire: «j'aime les filles», ou encore «je suis gaie». Quand sont-elles sorties du placard? La plupart entre 15 et 18 ans (2 sur 3), une poignée (17 %) après 19 ans, et encore moins (14 %) avant 15. En moyenne, ça leur a pris cinq ans, après avoir pris conscience de leur homosexualité, pour se dévoiler. Pourquoi tant de temps? C'est ce que la chercheuse a cherché à comprendre.

Hétérosexisme

Là repose une des sources du problème, croit-elle. «Nos représentations sociales, les idées qu'on se fait de l'amour, d'une relation amoureuse, à l'adolescence, sont exclusivement hétérosexuelles», dit-elle. Qu'il s'agisse de la littérature, du cinéma, ou de la télé, les scénarios amoureux sont toujours très stéréotypés. Et c'est ça, l'hétérosexisme, dit-elle : quand ces stéréotypes deviennent nos modèles. Cela ressort aussi très clairement des entretiens réalisés avec les jeunes femmes. À la question «de quoi parliez-vous entre filles à l'adolescence?», une seule et unique réponse: «des garçons!». Fait troublant: pas une femme interrogée ne se souvient qu'on ait abordé l'homosexualité pendant sa scolarité (à part via les conférences du Groupe de recherche et d'intervention sociale dans les écoles). «Niet, zéro parlé, zéro, zéro, zéro», disent-elles. Autre fait troublant: aucune n'a connu de professeur ouvertement homosexuel non plus.

Disqualification sociale

Toutes les femmes interrogées sont issues de la classe moyenne et ont un niveau de scolarité «élevé». Cela dit, elles ont presque toutes signalé à la chercheuse que leurs familles étaient «fermées» à l'homosexualité. Douze femmes ont même dit que le sujet était «tabou». «L'oncle homosexuel, on le ridiculise, on dit qu'il est tapette, comme si son homosexualité lui donnait une moindre valeur», signale Christelle Lebreton. Quant aux femmes, on n'en parle tout simplement pas. Plusieurs ont appris des années plus tard que telle tante qui «vivait avec une amie» était en fait en couple. «Le problème avec cette invisibilité, poursuit l'auteure, c'est que si tu t'aperçois que tu es attirée par les filles, que tu tombes en amour, tu ne sais pas que c'est possible! Quand on ne voit pas de modèles, on se dit que c'est mal. Donc comment donner un nom à ce qu'on ressent?» Les filles interrogées le confirment: «je me sentais seule au monde», « extra-terrestre », «anormale».

Culture de la féminité

À l'adolescence, la construction identitaire tourne beaucoup autour des relations «gars-filles». Le but des jeunes filles, c'est d'être séduisantes en vue d'«avoir un chum». Les conversations, on l'a dit, tournent beaucoup autour de ce que Christelle Lebreton qualifie de «romance hétérosexuelle». Si plusieurs (une sur trois) vont effectivement «explorer» avec des filles à cet âge, le but avoué est ici de s'entraîner pour «pouvoir embrasser les gars après». Et partout, la même question revient: «as-tu un amoureux?». «Même mon orthodontiste!», signale une jeune femme.

Présomption d'hétérosexualité

Faute de modèles ou d'options autres, c'est toujours le couple hétéro qui demeure la norme. Les filles vont d'ailleurs être nombreuses à avoir des relations avec des garçons, 13 d'entre elles étant même allées jusqu'au rapport sexuel. «Quand tu finis ton secondaire, c'est un peu la norme», résume l'auteure. Non, les relations n'ont pas duré. Et quand elles ont réalisé qu'elles étaient amoureuses, généralement d'une meilleure amie, la prise de conscience n'a «jamais» été positive, dénonce la chercheuse. Jamais? Bien au contraire. Plusieurs traversent d'abord une étape de déni, puis une grande détresse. Une jeune femme sur trois s'est ici d'abord crue bisexuelle, «parce que c'est plus facile», et «pour évacuer le sentiment de déviance». Conclusion? «Oui, la société est plus ouverte aujourd'hui. On parle de transgenres, c'est vrai, mais toujours pas de lesbianisme! Comme si on n'avait pas besoin d'en parler. Mais les lesbiennes n'ont jamais eu de visibilité sociale. Alors non, ce n'est pas réglé!»

photo fournie par l'éditeur

Adolescences lesbiennes, de l'invisibilité à la reconnaissance de Christelle Lebreton