Avant de quitter Tokyo et de revenir au Québec, nos envoyés spéciaux vous racontent leur anecdote marquante des Jeux olympiques. Visite à Tokyo, pour la dernière fois.

Yves Boisvert

Zone mélangée

Commençons par bien décrire ce qu’est une « zone mixte ». C’est cet endroit où les journalistes ont accès aux athlètes quand ils sortent de l’enceinte de la compétition. C’est un peu comme l’estuaire du fleuve, quand l’eau douce et l’eau salée se mêlent et que deux mondes se rencontrent.

Moins poétiquement, c’est une enfilade de clôtures où les journalistes en quête d’émotions s’agglutinent par nationalité en attendant de tendre un micro stressé au sportif fourbu.

Quand on est de la presse écrite, on est derniers en ligne, il faut attendre que toutes les sortes de Radio-Canada, d’agence olympique, d’AFP, Reuters, AP, etc. aient fait leurs prélèvements. Nous sommes le terminus.

La job, c’est donc beaucoup d’attendre.

« Andre, par curiosité, ça te fait combien d’arrêts avant de nous parler ? a demandé une collègue à De Grasse.

– Hum… Dix ? »

Le premier devoir du journaliste olympique est donc de trouver le chemin vers cette zone mixte.

Avec la COVID-19, on ne savait même pas s’il y aurait des zones mixtes.

Il fut décidé qu’il y en aurait, mais deux mètres allaient nous séparer des athlètes. De charmants bénévoles allaient placer nos enregistreurs sur un plateau désinfecté et les tendre à l’athlète.

Ma première zone mixte fut à l’escrime. Marc-Antoine Blais Bélanger venait de subir l’élimination. Je déclare ici mon conflit d’intérêts : je suis allé à l’école avec sa mère ; je n’allais quand même pas rater sa sortie.

Je me précipite donc vers la zone en question. Je tente de deviner par la nouvelle configuration à deux clôtures-COVID où est « ma » place, et je fonce tout droit dans la zone réservée aux détenteurs de droits – NBC, BBC, Radio-Can, etc.

J’ai pas d’affaire là.

« Yves, merde, tu vas nous faire perdre notre accréditation, qu’est-ce tu fais là ? me lance sur un ton néanmoins amical un réalisateur de Radio-Canada.

– Oh, escusez… », dis-je en sueur, mon sac à dos encore tremblant.

Je fais ni une ni deux, n’ayant à cœur que le droit du public à une information de qualité et la crainte des yeux de Daphnie, la mère de l’athlète, et je me précipite dans un autre corridor.

C’était la zone réservée aux athlètes. Y pénétrer cette année est l’équivalent d’entrer dans une salle d’opération sans masque après avoir fait du jardinage.

« Nooooon ! a crié le réalisateur.

– Yves, tu nous fais honte », a dit en riant le collègue Desrosiers, du Devoir.

Sixièmes Jeux. Jamais autant perdu.

OK, OK, c’est où, ma foutue place en zone mixte ? ! ?

Juste où j’étais.

Alexandre Pratt

Le stade sans bruits

PHOTO LOIC VENANCE, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

La milieu de terrain Julia Grosso célébrant son but en tirs de barrage qui a permis au Canada de remporté la médaille d’or.

La finale féminine de soccer, entre le Canada et la Suède. Lorsque Julia Grosso s’est présentée au point de penalty pour le tir de la victoire, tout le monde s’est tu. Même les cigales. Le silence, dans un stade vide de 72 000 sièges, c’est intimidant. J’ai consulté rapidement mes notes : Grosso, 20 ans, étudiante en gestion, réserviste, aucun but en équipe nationale, pas de contrat pro. Une minute plus tôt, elle était la négligée. Une minute plus tard, elle devenait l’héroïne. Celle dont le but gagnant sera célébré au Canada pendant au moins 50 ans.

Après la remise des médailles, toutes les joueuses des deux équipes sont obligées de circuler devant les journalistes dans la zone mixte. C’est la règle. Nous arrêtons toutes celles qui passent, pour recueillir leurs témoignages à chaud. Même celles qui n’ont pas disputé le match ultime, comme les Québécoises Évelyne Viens et Gabrielle Carle. Puis arrive Julia Grosso – qui se dirige vers le vestiaire comme si de rien n’était.

« Julia, Julia, attends, on veut te parler !

– Moi ? », répondit-elle, absolument sans fausse modestie.

Cette seconde d’hésitation, tous les réservistes, les joueurs de troisième trio et les neuvièmes frappeurs la comprendront.

Quand on fait un sport collectif, on rêve tous de passer de l’ombre à la lumière au moins une fois. La beauté des Jeux, c’est justement de pouvoir mettre les projecteurs sur des talents cachés. Des sportifs inspirants. Des figures méconnues. De pouvoir entendre des athlètes qui, comme Julia Grosso, émergent du silence.

Simon Drouin

Une sacrée soirée à l’athlé

PHOTO ANDREW BOYERS, REUTERS

L’Australienne Genevieve Gregson s’est déchiré le talon d’Achille lors du 3000 m steeple.

Je me suis permis une soirée de congé à Tokyo. Je l’ai passée au Stade olympique avec Yves et nos jumelles. Pas des fausses, des vraies. Au programme : hauteur et 400 m du décathlon, steeple féminin et 200 m masculin.

J’ai accompagné Yves dans la zone mixte où on a eu Geneviève Lalonde à nous tout seuls. C’est vrai que la « fusée acadienne » a un rire dans la voix. Elle a fini 11e en battant son propre record national de quelques poussières. Elle a raconté comment c’est difficile de franchir les haies quand on ne les voit pas arriver, cachée par les autres concurrentes.

Elle a évité une chute de peu. Une Australienne était dans la finale, Genevieve Gregson, née LaCaze-Gregson. « Son prénom se prononce comme le mien, à la française », nous a expliqué Geneviève Lalonde. Elle a fini à plat ventre dans la rivière. Rupture du tendon d’Achille et sortie en fauteuil roulant. Le steeple est un sport extrême.

J’ai suivi le duel entre Damian Warner et Kevin Mayer. Le Français, dos en compote, a poussé un cri de guerre quand il a franchi la barre à 2,08 m. « On me connaît, je suis pas là pour cueillir des myrtilles », a prévenu le tenant du record du monde à la télé. « On dit des bleuets », a précisé Yves. On a bien ri.

La soirée s’est terminée avec le 200 m. Andre De Grasse a fait la révérence à la japonaise lors de la présentation. L’Américain Noah Lyles a regardé au ciel et lâché un cri de mort.

Je préfère le 200 au 100. Juste pour voir les sprinteurs sortir du virage à 40 km/h. Sérieusement, en vrai, c’est hallucinant. De Grasse est passé devant nous au milieu de la ligne droite. Une demi-foulée derrière l’Américain Kenneth Bednarek. J’ai donné du coude à Yves : « Il va gagner. »

J’ai laissé le chroniqueur de fond dans la zone mixte et suis rentré à l’hôtel. Une sacrée soirée.