Il y a 10 ans jour pour jour, le cycliste québécois David Veilleux remportait la première étape du Critérium du Dauphiné, scellant ainsi sa place pour une participation au Tour de France.

Dans le col du Corbier, David Veilleux a senti qu’il avait l’ascendant sur ses trois compagnons d’échappée. Sans trop en dévoiler, il prenait des relais un peu plus longs et appuyés. Quand il se rangeait, le rythme diminuait légèrement.

Premier enseignement : il était le plus fort du quatuor de tête qu’il composait avec l’Espagnol Ricardo Garcia et les Français Thomas Damuseau et Jean-Marc Bideau. Ils se sont enfuis dans un col dès le troisième kilomètre de cette première étape du Critérium du Dauphiné de 2013, avec départ et arrivée à Champéry, en Suisse.

Tous représentants d’équipes de seconde catégorie, les quatre coureurs ne représentaient pas une menace pour les meneurs annoncés de cette ultime épreuve préparatoire avant le 100Tour de France, Chris Froome et Alberto Contador en tête.

Comme quelques-uns de ses coéquipiers d’Europcar, Veilleux avait pour mission de se glisser dans une échappée de cette courte étape initiale de 121 km, où les formations de tête n’auraient vraisemblablement pas intérêt à s’embarrasser du maillot jaune d’entrée de jeu.

« J’avais de bonnes sensations, mais à ce niveau de course là, je n’avais pas trop d’attentes sur nos chances », s’est souvenu Veilleux, 10 ans jour pour jour après ce moment glorieux de sa (trop ?) courte carrière de cycliste professionnel.

« Je ne pensais pas trop à ça. J’essayais juste de faire mon temps dans l’échappée, sans trop en donner non plus. »

De deux minutes à l’origine, l’avance des fuyards a graduellement gonflé à six, huit, puis dix minutes. Deuxième enseignement : personne dans le peloton ne semblait vouloir prendre l’initiative de la chasse.

« Pour moi, ç’a été le déclic. À ce moment-là, je me suis dit : “Attends une minute, ce n’est pas l’échappée de ‘télévision’ que je pensais faire.” Si je suis intelligent, on peut peut-être se rendre au bout. C’est là que mon état d’esprit a vraiment changé. »

« C’était risqué »

Le seul Canadien de la course s’est remémoré le livre de route qu’il avait étudié la veille. Trois petits cols se dressaient dans les 50 derniers kilomètres de l’étape. À l’oreillette, il a entendu que l’Allemand Tony Martin, l’un des deux ou trois meilleurs rouleurs de l’époque, s’était détaché du peloton, qui pointait dorénavant à cinq minutes.

Ses trois partenaires commençaient à représenter un boulet. « Même si tu t’entends super bien avec eux, tu ne veux pas te mettre à tirer les gars et à prendre des relais trois ou quatre fois plus longs juste pour le plaisir de leur donner une ride et leur bloquer le vent. »

À ses yeux, le scénario était clair : « Si je restais avec les trois autres, c’est sûr qu’on ne se rendait pas. J’ai tenté ma chance et je suis parti. »

À 47,5 km de l’arrivée, grâce à une accélération franche à laquelle seul Damuseau a timidement répondu, Veilleux s’est envolé en solo.

Instinct ou commande du directeur sportif Sébastien Joly, comme le supputait en direct le commentateur français sur la moto ?

« C’est moi qui avais fait ce calcul-là, a tranché Veilleux. Si je lui avais demandé, c’est sûr qu’il m’aurait dit non ! C’était risqué. Il restait un autre col et la montée vers l’arrivée. Il ne sous-estimait pas mon potentiel, mais les chances qu’un plan comme ça fonctionne sont très minces. En demeurant avec le groupe, ça te donne une chance de rester un peu plus longtemps à l’avant. C’est le genre de move que tu essaies davantage à 10, 15 kilomètres de la ligne. »

Son premier objectif était de se rendre au sommet pour cueillir les points du classement de la montagne. Après la descente, Joly s’est porté à la hauteur de son protégé pour lui dire : « Fais attention, garde ton rythme, ne t’énerve pas. »

Dans la vallée, le natif de Cap-Rouge était persuadé qu’au moins Tony Martin, double champion mondial en titre du contre-la-montre, le rejoindrait.

« Finalement, j’ai été capable de tenir. J’avais assez d’avance. Sébastien a comme réalisé que je me rendrais. Plus ça allait, plus il criait fort dans l’auto… »

« Que du bonheur »

Dans la montée finale, Veilleux ne détenait néanmoins qu’une priorité d’environ trois minutes sur le peloton qui avait rejoint Martin.

« Il faut faire attention dans ces situations. Parfois, tu en donnes trop, trop tôt, ou c’est trop tard. Mais j’avais de la facilité à moduler mon effort, un peu comme dans un contre-la-montre. J’avais quand même confiance que je pouvais tenir le rythme jusqu’à l’arrivée. Je me concentrais là-dessus. De toute façon, je ne contrôlais pas ce que le peloton faisait. »

Veilleux a particulièrement souffert dans les derniers hectomètres vers Chambéry. « Ce n’était pas un col très à pic, mais tu étais toujours en prise et il y avait des bouts vraiment durs. J’essayais de ne pas penser à l’écart. »

Ce n’est qu’à 400 mètres, dans un virage le conduisant vers le cœur du village, qu’il a pu commencer à célébrer, traversant la ligne en hurlant, poings fermés et biceps tendus, regard vers le ciel. Le peloton, réglé par le Belge Gianni Meersman, est rentré 1 min 56 s plus tard.

Sur le podium, Veilleux s’est glissé dans le fameux maillot jaune commandité par le Crédit lyonnais (LCL), tunique de meneur qu’il a défendue pendant deux jours avec ses coéquipiers d’Europcar, tous heureux d’assumer cette responsabilité devant les grandes écuries comme Sky ou BMC.

« Ce n’était que du bonbon. J’avais le sourire à longueur de journée sur le vélo. Quand on connaît ce niveau-là… Ce n’est pas le maillot du Tour de France, mais à un détail près : du côté du cœur, le logo est celui du Dauphiné et non celui du Tour. C’est quasiment un rêve de jeunesse. »

Celui qui était surnommé Caribou se souvient d’avoir reçu les félicitations de Contador et de Richie Porte, principal lieutenant de Froome qui a terminé deuxième de ce Dauphiné, juste derrière son leader.

Le seul regret de Veilleux est de ne pas avoir réussi à livrer une meilleure performance lors du contre-la-montre individuel de la quatrième étape (76e à 3 min 53 s), remporté par Tony Martin et à l’issue duquel l’Australien Rohan Dennis a ravi le jaune.

« C’est sûr et certain que j’avais de la fatigue accumulée, mais j’accordais aussi moins d’importance à cette discipline depuis mon arrivée en Europe. »

Chacun un lion…

Quelques jours après sa victoire, Veilleux a reçu un appel du directeur général d’Europcar, Jean-René Bernaudeau, lui confirmant sa place pour le Tour de France.

« Je pense que je l’aurais fait pareil [sans son succès au Dauphiné]. J’étais en confiance cette année-là. Ça allait bien, j’avais fait mes devoirs. Les camps d’entraînement s’étaient bien passés. Je faisais mon travail aux courses, j’avais une bonne attitude. Mais c’est sûr qu’il me manquait un déclic pour être sûr et certain. »

Après une victoire aux Boucles de la Mayenne, une petite épreuve par étapes sur quatre jours, David Veilleux est devenu le premier natif du Québec à prendre le départ du Tour de France, en Corse. À la deuxième étape vers Ajaccio, il a pris part à une échappée.

Deux mois après son arrivée sur les Champs-Élysées, l’un de ses deux moments les plus mémorables sur un vélo avec sa victoire au Dauphiné, Veilleux a annoncé sa retraite à l’âge de 25 ans, à la surprise générale.

Des regrets ? « Je n’ai jamais eu de regrets. J’avais gagné de belles courses aussi avant. Après ces trois années, je devenais un vrai pro pour les Européens et les Français dans mon équipe. J’étais rendu solide. Avant, j’étais un peu plus à l’école. Avec ma progression et ce que j’avais prouvé cette année-là, je pouvais, d’un point de vue sportif, envisager une carrière de sept, huit ou dix ans comme Antoine [Duchesne] ou Hugo [Houle]. Mais personnellement, ce n’était pas le choix de carrière que je voulais. »

Depuis six ans, Veilleux est ingénieur mécanique chez Eddyfi Technologies, multinationale de Québec spécialisée dans le « contrôle non destructif avancé ». En gros, si vous voulez vérifier l’intégrité d’un pont, vous les appelez.

Ses maillots jaunes sont rangés dans une boîte, mais chacun de ses trois enfants, Jeanne, 7 ans, Édouard, 5 ans, et Béatrice, 2 ans, possède un des fameux lions en peluche remis chaque jour au meneur…