Les 20 aînés dont vous avez fait le portrait vous ont tous expliqué l’a b c d’une de leurs compétences : corder du bois, prédire le temps, cuisiner un pain ou un bouillon, coudre le bas d’un pantalon, bouturer une plante… Au-delà de leur savoir-faire, qu’est-ce que ces rencontres vous ont apporté ?
Ce que je voulais, d’abord et avant tout, c’est aller rencontrer des personnes aînées pour en faire des portraits. Avant même leur savoir-faire, je cherchais des histoires, et je voulais voir comment leur histoire passée pouvait s’intégrer dans leur présent. […] Depuis que je les ai rencontrés, ces gens me suivent au quotidien. Quand je vois quelque chose, ou quand quelque chose m’arrive, je pense à Molly, à ce qu’elle aurait dit, à ce qu’elle aurait fait. Ce que ces gens ont en commun, c’est un optimisme latent qui fait en sorte que, face à l’adversité, face à la vie, ils ont une posture, une attitude. Ce sont de gros, gros enseignements.
Vos portraits ne sont pas édulcorés. Vous parlez des épreuves que les aînés ont traversées. Les périodes de vaches maigres, les pensionnats pour Autochtones, l’analphabétisme, le déracinement, les séparations, les aléas de la vie de couple… Est-ce que le savoir des aînés leur vient aussi de ces épreuves ?
Ça vient presque uniquement de l’adversité. […] Quand tu racontes ta vie à une journaliste, à 85, 90 ans, tu racontes les moments charnières, où tout a basculé et où tu as pris une autre direction. Ça devient des épreuves, des jalons. Je pense par exemple à Thelma, 101 ans, qui vivait à Halifax avec sa fille Marilyn, qu’elle avait abandonnée lorsqu’elle était jeune. Thelma avait une forme d’amnésie envers les épreuves qu’elle avait traversées, et j’aime à penser que c’était pour elle une question de survie.
Vous vous êtes beaucoup intéressée aux aînés, tant dans vos études (vous avez une maîtrise en gérontologie) que dans votre carrière de journaliste. Vous écrivez qu’on vous demande souvent les raisons de cet intérêt. Qu’est-ce que cet étonnement des gens traduit ?
C’est d’abord une curiosité, qui n’est pas mal intentionnée, mais qui traduit une forme de malaise, d’ignorance. Et ça prouve qu’on a perdu ce lien-là, ce contact-là. Pourquoi je ne m’y intéresserais pas ? Quand j’ai commencé comme journaliste, je suis allée vivre dans une résidence pour personnes aînées à Lachute pour tourner un documentaire. Tout le monde riait de moi. Qu’est-ce que tu t’en vas faire chez les petits vieux ? Depuis 15 ans, ça a quand même changé, mais on ne se côtoie pas tant que ça.
De quoi nous privons-nous en nous côtoyant peu ?
Dans la vingtaine, j’ai fait de l’anxiété, et ça m’a beaucoup apaisée d’avoir accès à des personnes âgées. Je pense qu’on se prive de relativiser les choses qu’on vit. On peut apprendre beaucoup d’elles. Annette et André ont acheté une terre à Saint-André-d’Argenteuil, il y a 45 ans, et Annette a dû faire plein de choses pour joindre les deux bouts. C’était l’inflation à 20 %, les taux d’intérêt… Aujourd’hui, on se rapproche peut-être d’une récession, et c’est important de faire un pas de recul pour mieux comprendre ce qui nous arrive et mieux réagir ensuite.
Votre intérêt pour la vieillesse vous vient d’une amitié toute spéciale avec une certaine madame Clémence… Qui était madame Clémence ?
Madame Clémence a été une grande amie, que j’avais rencontrée quand je faisais ma série documentaire à Lachute. Je dormais dans sa résidence. Le soir, j’allais prendre un verre avec elle et je lui confiais mes doutes, mes peurs. Elle était tellement chaleureuse et sympathique. Elle me disait : « À Lachute, on tombe toujours bien. » C’est là, d’ailleurs, que j’ai rencontré mon conjoint d’aujourd’hui. Dans tous les choix que j’ai faits, même pendant mon accouchement, j’ai pensé à elle. C’est devenu un peu mon ange gardien. Et c’était surtout une amitié. Je riais beaucoup avec elle. Ma fille s’appelle Clémence, et c’est à cause d’elle.
Vous écrivez qu’elle vous a même appris à vivre, à vieillir et à mourir. Ce n’est pas banal.
C’est ce que ça fait, la proximité avec les personnes aînées : je pense qu’on finit par dédramatiser la vieillesse et, par le fait même, la mort. Un jour, je suis allée rendre visite à madame Clémence à l’hôpital, et j’ai constaté qu’elle était agonisante. Ç’a été une expérience et je suis très contente de l’avoir vécue. Ça a apaisé bien des affaires chez moi. Je sais aujourd’hui que ça peut s’arrêter maintenant, et que c’est aussi correct.
Savoir faire – Histoires, outils et sagesse de nos grands-parents
Cardinal
280 pages