« Je veux vivre. Je veux travailler à l’extérieur de la maison. Je veux être médecin, je veux être ingénieure, je veux être présidente. C’est mon message pour les talibans, pour le monde entier », tonne Farah*.

Il n’aura fallu qu’un jour. Un jour pour que les Afghanes perdent 20 ans de combat pour l’égalité, et reculent de plusieurs décennies. C’est ce que ressentent des femmes de plusieurs générations qui ont témoigné à La Presse.

Elles nous ont raconté l’espoir qui s’est évanoui en elles, la seconde où les talibans ont mis les pieds dans Kaboul. Nous ont partagé la terrifiante perspective que les avancées gagnées à la sueur de leur front ne survivraient pas aux jours sombres qui s’annoncent.

« L’humanité est morte », laisse tomber Adine*, 20 ans. « En ce moment, je me cache. On dit que les talibans cherchent les maisons pour trouver les femmes militantes. C’est ma vie, maintenant. Je suis à la maison, mais ce n’est plus chez moi, ici. »

Au moment où nous lui avons parlé, Kaboul était plongé en plein cœur de la nuit. Adine n’arrivait pas à dormir. Comme les trois nuits précédentes.

Pour être honnête, j’essaie d’être forte, mais je ne peux pas. Je ne peux pas respirer, je ne peux plus faire confiance à personne. Je suis dévastée. Nous sommes toutes dévastées.

Adine, 20 ans

Ces derniers jours, elle suivait, horrifiée, les provinces qui tombaient une par une et sans combat aux mains des talibans, comme un terrifiant compte à rebours. Dimanche, la dernière pièce sur l’échiquier est tombée et, avec elle, tout espoir des Afghanes de conserver leurs précieux gains, estime-t-elle.

Faux présage

Les talibans ont pourtant invité les femmes à reprendre le travail et à retourner à l’école, lors de leur première conférence de presse après la chute de Kaboul. Les droits des femmes seraient respectés « dans le cadre de la loi islamique », ont-ils déclaré.

Mais les Afghanes interviewées par La Presse n’en croient pas un mot.

« Presque toutes les femmes croient qu’il s’agit d’une décision politique à court terme et qu’ils reviendront bientôt à leurs croyances et comportements habituels », tonne Hoda Raha, présentement réfugiée dans un lieu secret. (Mardi soir, les talibans auraient tenté d’entrer dans l’hôtel où elle s’était cachée.)

Nous lui avions parlé, en septembre dernier, après le succès de sa campagne #Whereismyname, grâce à laquelle les femmes ont gagné le droit d’inscrire leur nom sur les documents officiels, dont les actes de naissance de leurs enfants. La dernière d’une série de victoires des Afghanes dans leur combat pour l’égalité depuis 20 ans.

« On a le potentiel de faire une différence », avait alors confié Hoda Raha à La Presse.

PHOTO FOURNIE PAR HODA RAHA

Hoda Raha

Un an plus tard, son ton a complètement changé. Au contraire de ce qu’affirment les talibans, elle rapporte qu’à l’extérieur de Kaboul, les femmes sont tenues de rester à la maison, de ne pas travailler et de se couvrir la tête en public, y compris les jeunes filles.

Le jour même où les talibans s’engageaient à respecter les droits des femmes, une image d’une Afghane gisant dans une mare de sang dans la province de Takhar, vraisemblablement tuée par des insurgés parce qu’elle ne portait pas de burqa, a été relayée par des médias américains.

« La situation est très, très sensible. Les femmes ont peur et ne savent pas quoi faire. Le monde doit savoir ce qui se passe ici », affirme Hoda Raha.

Ne jamais oublier

Les Afghanes n’ont jamais oublié le régime ultra-rigoriste imposé entre 1996 et 2001. Celui qui leur a interdit de travailler et d’étudier ou de sortir de leur domicile sans un homme pour les accompagner. Le même qui leur a imposé le port de la burqa en public.

Certaines, trop jeunes, ont lu sur cette époque dans les livres d’histoire, en ont entendu parler par leurs parents ou grands-parents. Anahita*, 60 ans, fait partie de la génération de femmes qui savent d’expérience contre quoi elles se battent.

Elle se rappelle chaque nuit, chaque jour que ses enfants ont passé le ventre vide. Sous le règne des talibans, son mari a été condamné à la prison, affirme-t-elle, la laissant ainsi seule, sans homme pour l’accompagner dans ses sorties, même essentielles comme aller faire l’épicerie.

Au contraire de ses trois garçons, ses trois filles ont été retirées de l’école. « C’est dommage, parce qu’elles étaient beaucoup plus intelligentes et disciplinées que leurs frères ! » Anahita en aurait ri, normalement, mais le cœur n’y est plus. Pas depuis dimanche.

« S’il vous plaît, ne nous laissez pas revenir 20 ans en arrière », presse-t-elle.

La peur au ventre

Pour décrire sa détresse, Farah*, 25 ans, nous a traduit ce poème persan.

« Chaque ligne est pleine de gémissements/Chaque paragraphe est rempli de douleurs/Nous sommes à la page la plus amère de l’histoire du monde »

Dimanche, la jeune diplomate a quitté son domicile pour aller faire réparer son ordinateur. Elle ne se doutait pas que ce serait la dernière fois qu’elle mettrait le nez dehors avant longtemps.

« Je parlais au téléphone avec une amie et j’ai entendu quelqu’un crier : ‟Courez ! Courez ! Les talibans sont là ! “Je me suis sentie devenir vide. J’ai regardé autour de moi et j’ai vu des femmes courir dans tous les sens”, se souvient Farah.

Quand je les regardais dans les yeux, j’ai vu la peur.

Farah, 25 ans

Sur le chemin du retour, elle raconte avoir été harcelée par des hommes, des citoyens, qui se réjouissaient « que les talibans soient de retour pour que les femmes restent à la maison ».

« Quelle est la différence entre ces hommes et les talibans ? Les femmes sont des victimes depuis des années. Je suis une femme et j’ai le droit de vivre. Ne m’enlevez pas le droit de vivre », souffle-t-elle, coupée par un sanglot.

« Nous devons terminer ce combat »

Mardi, et après avoir trouvé un peu de sommeil, Adine avait regagné espoir. Elle avait accepté que plusieurs questions resteraient sans réponse, du moins pour l’instant. Mais que ce n’était pas une raison pour baisser les bras.

« Pourquoi le monde nous a-t-il abandonnées ? Les États-Unis nous ont-ils vendues aux talibans ? Tout ce que je sais, aujourd’hui, c’est qu’on doit se battre pour nos droits. Nous devons terminer ce combat. Nous sommes en vie et nous avons encore beaucoup de choses à accomplir, ici. »

Pour Adine, le prochain combat sera d’entrer à l’université, l’automne prochain, comme toutes ces femmes avant elle au cours des 20 dernières années.

*Afin d’assurer la sécurité des femmes interviewées, nous avons utilisé des prénoms fictifs.