Jamal Muhammed Alawi s'apprêtait à faire venir sa femme enceinte et ses enfants à Karachi, au Pakistan, lorsqu'il a été arrêté en 2001.

Il ne les a finalement revus qu'il y a un mois, après un séjour de huit ans à la prison américaine de Guantánamo, dans l'île de Cuba.

«C'était comme un cauchemar. J'espère qu'il est maintenant terminé», déclare ce Yéménite de 39 ans, interrogé la semaine dernière par La Presse à Saana. Il s'agissait de sa première entrevue depuis son retour au pays.

M. Alawi, qui arborait à cette occasion une longue barbe, un châle et une dague traditionnelle fixée à la taille, a retracé, en détail, son expérience digne de l'univers de Kafka.

Le ressortissant yéménite a expliqué qu'il était venu s'établir au Pakistan pour poursuivre ses études en génie pétrolier. Il était sur le point de faire venir sa famille lorsque les choses ont mal tourné, une semaine avant la naissance de son dernier fils.

Dans la foulée des attentats du 11 septembre 2001, des membres des forces de sécurité ont fait irruption dans sa résidence et l'ont arrêté sans donner de raison, relate-t-il. «Ils ont appréhendé beaucoup d'Arabes qui se trouvaient dans la ville.»

Après avoir été interrogé sur ses liens présumés avec Al-Qaeda ou les talibans, M. Alawi a été envoyé dans une prison en Jordanie, où il affirme avoir été interrogé pendant un mois, sans être brutalisé.

Battu à plusieurs reprises

L'ex-détenu affirme qu'il était caché lors des visites de routine de la Croix-Rouge et que sa présence n'a été officiellement relevée qu'après que ses geôliers eurent oublié de l'isoler. Il a pu alors transmettre une lettre à sa famille, qui ignorait tout de ce qui lui était arrivé.

L'homme dit avoir ensuite été renvoyé aux autorités pakistanaises, avant d'être transporté sur une base américaine en Afghanistan. C'est de là, dit-il, qu'il a été transféré en avion vers Guantánamo. Sans, encore une fois, qu'on lui dise de quoi il était accusé.

«Les Américains posaient les questions. Ils ne répondaient pas aux questions», résume M. Alawi, qui s'étouffe d'émotion en relatant la manière dont il a été immobilisé lors de son transfert vers la prison américaine.

«J'ai gardé toute ma tête, mais j'ai vu qu'un médecin pakistanais qui était aussi détenu est devenu fou», relate-t-il.

Les soldats américains, affirme-t-il, l'ont par la suite traité d'une manière «haineuse et méprisante», avec la conviction qu'il était un dangereux terroriste.

Au début de sa détention là-bas, les interrogatoires étaient presque quotidiens, souligne M. Alawi, qui affirme avoir été battu à plusieurs reprises et soumis à des techniques de privation de sommeil et d'isolement.

Le temps passant, les interrogatoires se sont espacés. Et M. Alawi s'est vu assigner un avocat qu'il n'a pratiquement jamais vu.

Dégoûté par sa situation, le ressortissant yéménite a décidé de se joindre à un groupe de grévistes de la faim. «J'étais assez gras avant», souligne M. Alawi, une affirmation qui semble difficile à croire tant il apparaît aujourd'hui longiligne.

Loin de céder aux moyens de pression des détenus, les administrateurs de la base ont entrepris de nourrir les grévistes de force en les immobilisant sur des chaises de contention et en passant des tubes par leur nez.

«Aucune preuve contre moi»

La nouvelle de la libération de M. Alawi est finalement arrivée à la fin de 2009, alors qu'il perdait espoir de retrouver un jour le Yémen où vit sa famille.

«Les États-Unis n'avaient strictement aucune preuve contre moi. C'est pour ça qu'ils m'ont finalement relâché», a-t-il répété, en insistant sur le fait qu'il n'avait jamais eu de liens avec les talibans en Afghanistan ou Al-Qaeda.

Les documents publics du Pentagone consultés par La Presse à la suite de l'entrevue avec M. Alawi indiquent que le gouvernement américain l'accusait d'avoir travaillé avec deux ONG soupçonnées d'avoir des liens avec Al-Qaeda.

Dans un des documents, il dit s'être rendu en visite à Kandahar, en Afghanistan, en mai 2001. Dans ses réponses, le ressortissant yéménite affirme qu'il s'agissait simplement de surveiller l'acheminement d'une commande de médicaments.

Dans une déclaration sous serment, le frère du détenu a dit que M. Alawi songeait à lancer à Karachi une entreprise d'exportation de médicaments.

En entrevue, M. Alawi n'a pas parlé de cette visite en Afghanistan ni de ses activités avec les ONG, se contentant d'évoquer ses études dans le secteur du génie pétrolier.

Bush mieux qu'Obama

Il pense que les autorités pakistanaises ont voulu se débarrasser de lui pour s'approprier son argent et sa résidence. Des organismes de défense des droits humains ont déjà conclu qu'un grand nombre de détenus de Guantánamo avaient été dénoncés à tort par des intermédiaires cherchant à empocher les primes offertes par l'armée américaine.

Quoi qu'il en soit, Washington rechigne aujourd'hui à relâcher les prisonniers d'origine yéménite, qui forment près de la moitié du contingent restant à Guantánamo. L'administration Obama craint qu'ils recouvrent rapidement leur liberté et s'engagent dans des activités anti-américaines, potentiellement au sein de la branche locale d'Al-Qaeda.

M. Alawi croit que ces craintes n'ont pas lieu d'être puisque la majorité des détenus sont «totalement innocents». «Les vrais responsables d'Al-Qaeda sont en liberté», souligne l'ex-détenu, qui se montre amer envers l'administration de Barack Obama.

«Il a fait libérer moins de prisonniers que (George W.) Bush. Ce n'est pas un homme qui respecte ses promesses», souligne-t-il, en référence au fait que la précédente administration avait elle-même renvoyé plusieurs centaines de détenus.

L'ex-prisonnier, qui passe tout son temps avec ses enfants depuis sa libération, espère un jour obtenir compensation pour ce qu'il a vécu en lançant une poursuite civile contre le Pakistan, la Jordanie et les États-Unis.

Il ne manifeste pour autant aucune colère. «Si vous m'aviez vu devant un garde dans la prison, vous m'auriez vu en colère. Mais ici, je dois être heureux», conclut le ressortissant yéménite.