Il est « le plus célèbre adolescent turbulent de l'histoire ». Gavrilo Princip est l'assassin de Franz Ferdinand, dont la mort le 28 juin 1914 à Sarajevo a donné le coup d'envoi à la Première Guerre mondiale. Le jeune homme de 19 ans est devenu un héros yougoslave, avant de tomber en disgrâce lors des guerres des années 90. Les Serbes bosniaques veulent maintenant l'honorer avec une statue à Sarajevo. La Presse s'est entretenue avec l'auteur d'une nouvelle biographie de Princip, The Trigger, Tim Butcher, un journaliste du Guardian.

Q Comment avez-vous eu l'idée du livre ?



R Pendant le siège de Sarajevo, en 1994, que je couvrais, j'ai vu une drôle de petite chapelle. Son sol était couvert de préservatifs, de tampons sanitaires, d'excréments. Elle avait visiblement été profanée. Sur une petite plaque, j'ai pu déchiffrer le nom de Gavrilo Princip. Par la suite, ça m'est resté dans la tête et j'ai commencé à faire des liens avec un sentiment qui court depuis des générations dans ma famille à propos de la futilité des sacrifices durant la Première Guerre mondiale. Avec le centenaire qui arrivait, mon projet s'est cristallisé et j'ai décidé de refaire le trajet qu'il avait fait de son village natal de Oblaj à Sarajevo, où il a étudié puis joint les révolutionnaires serbes anti-autrichiens, puis à Belgrade, où il a été entraîné par une branche extrémiste des services secrets serbes.

Q Avez-vous rencontré des parents de Gavrilo Princip ?



R Oui, à Oblaj. À chaque génération, un enfant a Gavrilo parmi ses prénoms. On m'a récité une ode en son honneur. Ils se souviennent tous que six des huit frères et soeurs de Princip sont morts en bas âge et considèrent que les occupants autrichiens en étaient responsables. La mère de Princip a fini par sombrer dans l'alcoolisme devant tant de souffrance. Ils honorent les ruines de sa maison natale. Ils le voient comme un jeune homme qui était encore un garçon, mais qui a combattu les injustices.

Q Comment Princip a-t-il été vu après la guerre ?



R Il est un personnage historique très chargé. Radioactif, même. On peut le voir en faisant la liste des quatre plaques commémorant son acte à Sarajevo. En 1916, les Austro-Hongrois ont installé une plaque commémorant les deux victimes, l'archiduc François-Ferdinand et sa femme Sophie. Après la guerre, le royaume yougoslave l'a remplacée par un message l'honorant comme un héraut de la liberté qui avait libéré son pays. Les troupes allemandes en 1941 ont enlevé la plaque yougoslave pour la présenter à Hitler. Pour les nazis, Princip était un sale Slave qui avait osé se mesurer aux fiers Germains. Après la guerre, Tito a mis une plaque plaçant Princip dans une perspective communiste. Durant la guerre des années 90, la plaque a été enlevée parce que Princip était devenu un symbole de l'oppression serbe. En 2007, une nouvelle plaque a été posée avec l'aide d'un financement américain, avec une description très neutre qui explique que Princip a tué l'archiduc François-Ferdinand.

Q Était-il réellement vu en Yougoslavie comme un père fondateur ?



R Certains ont affirmé qu'il y avait une foule de rues nommées en son honneur. Je n'en ai pas vu et n'ai pas eu de preuves de cela. Le musée qui avait été installé dans sa maison natale a été détruit par des troupes croates. J'ai visité une école qui avait été construite en son honneur dans un village voisin de son village natal, qui a aussi été détruite par les troupes croates. Il y a une rue Gavrilo-Princip à Belgrade depuis les années 20. Je pense que le culte yougoslave était relativement modeste. Mais depuis les guerres ethniques des années 90, il est devenu une figure qui divise. La statue que les Serbes bosniaques veulent lui ériger à Sarajevo est très provocante. J'ai assisté à un concert d'un groupe ultranationaliste serbe qui avait une image de Gavrilo Princip comme emblème, mais les musiciens ne savaient même pas qui il était. Les Serbes se servent de lui, mais il avait une vision trop inclusive pour leur idéologie slave orthodoxe. Karadzic et Milosevic, par exemple, ne l'ont jamais cité.

Q Une section du musée juif de Sarajevo lui était consacrée. N'est-ce pas ironique, vu qu'on peut raisonnablement considérer que la Première Guerre mondiale a mené à la Seconde et donc à l'Holocauste ?



R Oui, c'est vrai, c'est l'archiviste du musée juif qui a protégé les artefacts de Gavrilo Princip durant les années 90. L'histoire de Princip est d'autant plus ironique à cet égard qu'à la prison de Theresienstadt, où il a été détenu parce qu'il était mineur au moment de l'assassinat de François-Ferdinand, la tuberculose de Princip a été soignée par un médecin juif qui a fini ses jours dans le camp de concentration nazi de Theresienstadt, au même endroit [NDLR Princip a succombé à sa tuberculose en 1918]. Jamais Princip n'aurait voulu l'Holocauste : pour lui, la liberté des Bosniaques était celle de toutes les ethnies, les Croates catholiques, les Bosniaques musulmans, les Serbes orthodoxes et la riche communauté juive sépharade arrivée dans les Balkans après l'expulsion des juifs de l'Espagne catholique en 1492.

Q Que serait-il arrivé si Princip n'avait pas tué François Ferdinand ?



R Encore une ironie. L'archiduc était la personne qui était la plus susceptible d'aider la cause de Princip, soit donner une autonomie aux Slaves du Sud. Certains historiens ont même avancé que Princip avait été financé par les partisans autrichiens de la guerre avec la Serbie. Je ne pense pas que ce soit le cas, mais ça montre bien que la disparition de François-Ferdinand, plus encore que son assassinat, a été l'étincelle qui a mis le feu aux poudres dans une Europe susceptible de sombrer dans la guerre.