La justice turque a prononcé ses premières inculpations dans le cadre de la spectaculaire opération anticorruption qui éclabousse le premier ministre Recep Tayyip Erdogan, alors que nouvelles têtes sont tombées vendredi dans les hautes sphères de la police.

Au terme de trois jours de garde à vue, le parquet d'Istanbul a ordonné dans la nuit de jeudi à vendredi le placement en détention de huit des dizaines de personnes interpellées mardi à l'aube à Istanbul et Ankara par la direction financière de la police lors d'un coup de filet qui a créé une tempête politique inédite au sommet de l'État turc.

Le défilé des gardés à vue s'est poursuivi vendredi toute la journée dans le bureau des procureurs d'Istanbul.

Parmi eux, les fils des trois ministres de l'Économie, de l'Intérieur et de l'Environnement, le patron de la banque publique Halk Bankasi, Suleyman Aslan, des hommes d'affaires et le maire du district stambouliote de Fatih, Mustafa Demir, membre du Parti de la justice et du développement (AKP), au pouvoir.

Selon les médias turcs, le procureur a demandé la mise en détention de Baris Güler et Kaan Caglayan, fils des ministres de l'Intérieur et de l'Économie.

Tous sont soupçonnés de corruption, de fraude et de blanchiment d'argent dans le cadre de trois enquêtes liées à des marchés publics immobiliers et de transactions d'argent et d'or entre la Turquie et l'Iran sous embargo.

Sérieusement fragilisé par cette crise politique inédite qui survient à quatre mois des élections municipales, le pouvoir islamo-conservateur a poursuivi vendredi sa vague de purges dans la police en sanctionnant 17 nouveaux hauts gradés.

Comme un symbole de cette reprise en main, la presse turque a rapporté que le successeur du préfet de police d'Istanbul, limogé jeudi, avait rallié Istanbul pour prendre ses fonctions dans le même avion que M. Erdogan.

M. Erdogan reproche à la cinquantaine d'officiers démis de leurs fonctions depuis mardi des «abus de pouvoir», en l'occurrence de ne pas avoir mis dans la confidence leur tutelle politique de l'enquête qui la vise.

Comme il l'avait fait lors de la fronde antigouvernementale qui a secoué son pays en juin, le premier ministre a brandi la théorie du complot et accusé un «État dans l'État» d'être à l'origine de cette «sale opération» destinée à le salir.

«Conspiration»

«Nous sommes confrontés à une conspiration dégoûtante», a renchéri vendredi son fidèle ministre des Affaires européennes, Egemen Bagis.

Le chef du gouvernement pas plus que son ministre n'ont cité de nom. Mais tous les observateurs ont reconnu dans cette mise en cause la puissante confrérie du prédicateur musulman Fetullah Gülen, très influente dans la police et la magistrature.

Alliée de l'AKP depuis son arrivée au pouvoir en 2002, cette organisation est entrée en guerre contre le gouvernement à cause d'un projet de suppression d'écoles privées, illustrant les failles qui lézardent désormais la majorité.

L'ex-ministre de la Culture et député AKP Ertugrul Günay a joint vendredi sa voix aux critiques. «Personne n'a le droit d'intervenir dans la procédure judiciaire», a-t-il estimé sur son compte Twitter, «les personnes visées dans ces accusations auraient dû démissionner».

Depuis quatre jours, la presse turque expose les détails de cette affaire, plongeant un peu plus dans l'embarras un gouvernement islamo-conservateur qui avait érigé en priorité la lutte contre la corruption.

Le président du principal parti d'opposition, le Parti républicain du peuple (CHP), a encore exigé vendredi la démission de M. Erdogan, qualifié de «dictateur». «La Turquie a besoin d'une classe politique et d'une société propres», a lancé Kemal Kiliçdaroglu.

L'onde de choc créé par cette affaire a commencé à atteindre les capitales étrangères.

À Bruxelles, le porte-parole du commissaire européen à l'élargissement Stefan Füle, Peter Stano, a insisté sur la nécessaire «indépendance et impartialité» de la justice turque.

Les milieux économiques et financiers turcs eux aussi ont commencé à s'inquiéter du climat délétère créé par cette affaire.

Déjà affaiblie par la situation des marchés financiers, la devise turque a atteint un plus bas historique vendredi à 2,089 livres pour un dollar et 2,857 livres pour un euro.

«Ces allégations de pots-de-vin et de corruption sont très inquiétantes. Nous espérons que cette affaire sera réglée selon les principes légaux et sans violer les droits de qui que ce soit», a indiqué le patronat turc (TUSIAD) dans un communiqué.