Quand elle passe devant une femme qui tend la main dans une rue de Paris, Anina Ciuciu revoit des scènes de sa propre enfance. Des moments de honte absolue, que la jeune Rom évoque avec pudeur dans Je suis Tzigane et je le reste, son récit autobiographique paru au printemps.

Elle y raconte les quartiers insalubres de Craiova, en Roumanie, où elle est née. La décharge puante où elle a atterri avec sa famille, en Italie.

Puis l'arrivée décevante en France, que ses parents voyaient comme le pays des mandarines et des droits de l'homme. Et ces humiliantes séances où elle «faisait la manche», aux côtés de sa mère, quand il n'y avait plus aucune autre solution pour survivre.

Sa mère ne se servait alors pas d'elle comme d'un appât, tient à souligner Anina. Simplement, elle ne voulait pas laisser la gamine seule à la maison. «C'était la meilleure mère au monde.»

Douloureux passé

Aujourd'hui âgée de 23 ans, la jeune femme a rassemblé tout son courage pour mettre en mots ce passé pas si lointain, dans ce témoignage écrit en collaboration avec le journaliste Frédéric Veille.

«En Roumanie, nous étions des sous-hommes. En Italie, nous étions de la vermine», y résume-t-elle de façon lapidaire.

Mais son histoire, c'est aussi celle d'une spectaculaire revanche sur le destin, qui était sur le point de renvoyer les Ciuciu vers leur point de départ, la Roumanie. Quand une femme s'est penchée sur deux mendiantes d'une ville de province française et qu'elle a entrepris de les aider.

Une fois leur permis de séjour reçu, la vie des Ciuciu s'est normalisée. Les parents ont trouvé des emplois modestes - femme de chambre, jardinier - , leurs filles ont pu aller à l'école.

Anina y a décroché un baccalauréat avec mention, et poursuit sa deuxième année de maîtrise en droit à la Sorbonne - devenant la première Rom admise dans cette institution.

Mais elle ne se contente pas d'étudier pour devenir avocate. Depuis la parution de son livre, elle est devenue un modèle et une voix pour les Roms européens. Chaque fois qu'elle en a l'occasion, elle prend la parole contre les stéréotypes et les préjugés.

L'un de ces préjugés, c'est de croire qu'il existe, en France, une "question" rom. Le problème en est un de pauvreté et de manque de logements qui touche tous les exclus, plaide Anina.

L'autre préjugé, c'est de penser, comme l'a dit le ministre de l'Intérieur Manuel Valls, que les Roms ne veulent pas s'intégrer, pour des raisons culturelles. «Mais personne ne choisit de vivre dans des conditions inhumaines», dit Anina. Avant d'ajouter: «Les Roms, on leur refuse le droit de s'intégrer.»

En partie pour des raisons matérielles, parce qu'ils sont encore sous le coup de restrictions qui leur barrent l'accès à l'emploi en France. Même lorsque ces barrières seront levées, en janvier, il restera l'autre barrière: celle du racisme.

«En France, on tolère des propos sur les Roms qu'on ne tolérerait à l'endroit de personne d'autre. Si on continue à les montrer du doigt, qui donc voudra les embaucher?»

Elle admet qu'il existe, chez les Roms, des problèmes de criminalité. Mais pas plus qu'ailleurs. Le problème, c'est quand on ne voit que ça.

Même si son apparence physique ne la désigne pas automatiquement comme Rom, Anina Ciuciu a bien connu le goût amer du rejet. Les enseignants qui présument que vous n'êtes pas douée; les enfants qui se détournent de vous; votre mère qui a honte parce qu'elle a été vue dans ses vêtements traditionnels.

Anina, elle, revendique pleinement son héritage, mais ne voit pas en quoi il devrait l'empêcher de jouer pleinement son rôle dans la société.

La jeune femme ne veut pas consacrer sa vie uniquement à la cause des Roms. Mais elle aimerait contribuer à abolir les préjugés qui marginalisent les siens. Et elle voudrait qu'ils n'aient plus à compter sur des miracles pour s'en sortir.

C'est une affaire d'une ou deux générations, dit-elle dans un français impeccable. Avant de prendre une dernière gorgée de cappuccino et de repartir vers son prochain cours.

> Janvier 1990

Naissance à Craiova, en Roumanie, dans une cabane sans eau courante.

> Juillet 1997

La famille quitte la Roumanie, où les Roms souffrent de discrimination. Elle atterrit dans le camp rom de Casilino, en Italie. " Entre les cadavres de voitures abandonnées, les tas de palettes, les détritus, erraient des poules, des coqs, des chiens, des rats, des enfants. »

> Décembre 1997

Arrivée en France où la famille reçoit des services sociaux jusqu'à ce que sa demande de résidence soit rejetée. Les Ciuciu se retrouvent à Bourg-en-Bresse, où ils vivent dans une camionnette et doivent recourir à la mendicité pour survivre.

> Avril 1999

Rencontre avec la famille La Fontaine, qui vient en aide à la famille d'Anina.

> 2013

Anina obtient sa citoyenneté française. Si elle est reçue avocate, elle pourra pratiquer son métier en France.